1. Revendication de l'Aube


    Datte: 01/12/2025, Catégories: #société, #policier, fh, Auteur: Samir Erwan, Source: Revebebe

    ... humble. Et moi, là, figé entre le pain chaud et le couteau à poisson, je tranchais la baguette plus fort qu’il ne fallait. Les miettes s’éparpillaient sur la nappe comme des éclats. Ma main gauche, celle qui portait le plateau, tremblait à peine. Juste assez pour que le vin dans la carafe frémisse. Personne ne le remarquait. Moi, je le sentais dans l’avant-bras, comme une vibration sourde, une tension d’acier.
    
    Je l’ai entendu dire, encore, avant un repas :
    
    — Tu devrais montrer à ces hommes que tu leur fais confiance. Délègue-leur plus, ils te seront loyaux.
    
    Axel Roth l’écoutait en hochant la tête. Je tendais les assiettes avec la précision d’un chirurgien, mais j’aurais voulu les balancer à la gueule de ce couple absurde. Ses doigts à elle, posés près du verre, ses ongles vernis, les gestes mesurés. Elle portait cette robe noire qui s’ouvrait à peine sur la jambe. Et lui la regardait comme un homme hallucine une oasis au milieu de son désert.
    
    J’ai reculé d’un pas. Respiré. Mon col me serrait. Le torchon entre mes doigts était trempé de sueur. J’avais envie d’étrangler quelqu’un avec.
    
    *
    
    J’ai enquêté sur elle. Sahar Darwich. J’ai mobilisé le réseau. J’ai appris qu’elle aussi est née dans les décombres. Un matin sans éclat, sous un ciel troué par les bombes, dans le fracas d’un mur qui s’effondre. Son premier souffle a eu l’odeur de la cendre.
    
    Son père était un combattant. Un homme dont on murmurait son nom dans l’ombre, un chef que l’on voulait voir ...
    ... disparaître, que l’on traque et que l’on ne capture jamais. On disait de lui qu’il était une rumeur, mais, dans leurs nuits d’exil, il était juste un père qui murmurait à sa fille des histoires de gloire perdue et de victoires à venir.
    
    Sa mère était patience et colère. Elle cousait les blessures comme elle cousait les vêtements ; même précision, même dureté. Elle répétait à Sahar que les femmes ne se contentent pas d’attendre le retour des hommes : elles portent la mémoire, elles allument le feu.
    
    Mais l’histoire de Sahar n’est pas celle d’une orpheline. Elle n’a pas grandi en errante, mais en héritière. Son père ne lui a laissé ni argent ni empire. Il lui a laissé une cause. Sahar a grandi entre ses ordres chuchotés et ses silences lourds, entre ses départs sans retour et ses histoires de terres perdues qu’il refusait de considérer comme telles. Elle a grandi entre les armes cachées sous les planchers et les poèmes de Mahmoud Darwich récités à voix basse.
    
    Et pourtant, la voilà, repeinte en luxe, glissant dans les couloirs du pouvoir comme si elle y était née. Je l’ai vu passer dans les couloirs du palace, bras croisés, lunettes sombres, un tailleur couleur sable sur peau dorée. Elle répondait aux salutations d’un signe de tête, légère, distante, souveraine. Une reine putain. Une putain de reine. Mais pas la nôtre.
    
    *
    
    Ce soir-là, je suis rentré seul dans ma chambre de service. Douze mètres carrés, mur brun, plafond qui pèle. Une ampoule nue pendue comme une corde. Un ...
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