1. Les sentinelles


    Datte: 21/02/2018, Auteur: HugoH, Source: Revebebe

    ... fondations ?
    
    Monsieur K. est le genre qui parle vite et longtemps. Jusqu’à devenir inaudible, jusqu’à noyer le propos. Elle l’oblige à revenir sur des phrases, lui fait répéter des mots, ralentit sa folle cavalcade. Quitte à lui faire perdre le fil. À déstructurer son propos. Qu’il est dur à chevaucher ce diable. Il électrise littéralement la pièce. Elle n’y arrivera pas, elle ne tiendra pas la demi-heure.
    
    Quelque chose la chagrine. Le comportement de Monsieur M. un peu plus tôt.
    
    Pourquoi est-ce que cette séance lui revient en mémoire soudain ? Il lui a posé des questions.
    
    — Est-ce que je vous ennuie quand je vous parle ? Je veux dire, j’ai l’impression de vous agacer quand je vous parle, c’est la réalité ?
    
    Et puis plus tard, il a demandé :
    
    — Vous rêvez de quoi ? Les analystes comme vous, ça rêve de quoi ?
    
    Elle a balayé la question d’un geste de la main. À embrayé sur autre chose. C’est étrange cette façon de poser des questions. Il est rare que les patients s’enhardissent de cette façon, soumis aux codas qu’ils sont. Peur de bousculer l’édifice, de chahuter le rituel. Elle est sacrée. Christine est sacrée. La voix sous amphétamines de Monsieur K. la tire de sa torpeur.
    
    Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ?
    
    Elle se rattrape comme elle peut, paniquée :
    
    — Vous disiez que la mort de votre frère aîné a laissé un vide insurmontable dans votre famille. Et à votre niveau ?
    
    Monsieur K. a un air surpris, vaguement contrarié.
    
    — Quel frère ?
    
    Christine ...
    ... reste interdite un court instant. Ce n’est pas ça, pas ça du tout.
    
    — Pardon, je…
    
    Monsieur K. reprend, comme s’il avait effacé la remarque de sa mémoire immédiate. En un claquement de doigts. Et avec un appétit nouveau, il dévore l’air de ses mots. Il faudrait un miroir, vraiment. Pour que ces putains de phrases viennent s’écraser sur le verre.
    
    Elle se rend bien compte qu’elle ne lui servira à rien, que le simple fait de mentionner l’existence d’un frère qu’il n’a pas, d’être complètement à côté de la plaque n’a pas freiné les ardeurs de Monsieur K. qui n’a qu’une envie : se vider, purger ses terrifiantes accumulations de stress et de pensées négatives.
    
    Elle est une poubelle. Ce soir, elle se sent vraiment ainsi.
    
    Sous l’effet des triptans, la migraine s’efface lentement. Voilà quelques nuages qui s’éloignent. Elle songe à la nuit qui vient, tire très légèrement sur ses jambes, s’abandonne au-dedans à quelques secondes de puissante excitation.
    
    Une poubelle. Elle sourit très légèrement dans l’obscurité de l’angle de façon à ce que Monsieur K. ne le remarque pas.
    
    Dans le sillage du départ du dernier patient, un silence pesant s’est installé. Christine s’assoit dans son fauteuil et se laisse glisser dans le calme retrouvé de son bureau. Qui n’est qu’apparence, car derrière lui, caché dans son esprit à elle, ruche active qu’aurait menée une sombre reine, des milliers de phrases bourdonnent encore. Elle passe ses mains sur ses genoux puis sur ses cuisses. Nerveuse. ...
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