Les sentinelles
Datte: 21/02/2018,
Auteur: HugoH, Source: Revebebe
L’homme parle. Assis sur une petite chaise près du divan, il parle. C’est un flot de paroles soutenu que Christine vient de temps à autre infléchir / orienter. Dans l’angle droit de la pièce, elle tend à disparaître. C’est une certaine façon de faire, propre à de nombreux analystes. S’abstraire, mettre de la distance. Et nul doute qu’elle excelle en ce domaine, nul doute qu’elle sait s’y prendre. L’homme cherche sa présence, fait rouler des yeux craintifs. Magnanime et professionnelle, elle lui renvoie quelque chose de neutre que nuance une tiède bienveillance.
— J’ai peur de me retrouver face à moi-même certaines fois, dit l’homme, Monsieur T.
— Face à vous, ou face à vous-même ?
Il y a un court silence. Le patient affiche un air pensif qui semble à Christine presque douloureux.
— Je ne comprends pas bien la différence, finit-il par lâcher.
— C’est normal, poursuivez.
Il a un mince sourire, puis reprend. Les phrases bousculent d’autres phrases dans un désordre harassant qu’elle tente au gré de quelques pressions immatérielles de remettre en place, de structurer. Elle devine les raideurs, les points sensibles qui endolorissent l’âme. De temps à autre, elle jette un œil rapide à sa montre, sans pour autant s’interdire de poursuivre la séance au-delà des trente minutes habituelles.
Souvent, lors de la première séance, les patients lui demandent combien de temps cela prendra pour qu’ils se sentent mieux, pour que ces affreuses tensions, ces angoisses absurdes ...
... qui dévorent leur existence s’en aillent. Et Christine répond invariablement qu’il lui est impossible de graduer ce genre de travail. Six mois, un an, deux ans, plus peut-être. Il serait vain de spéculer.
Ce matin même, à l’issue de la première séance de Mademoiselle C., complexe d’ordre social, timidité prononcée, difficultés à affronter le monde professionnel, fascination pour sa propre enfance, idéalisme mal exprimé, névroses diverses, Christine a lu un léger vacillement dans le comportement de la jeune femme et cela lui est apparu comme une manifestation encourageante.
Alors, Christine a prononcé les mots-clés : Investissement, Durée, Budget. Et Mademoiselle C. d’acquiescer. Elle la reverrait, c’était certain.
Ceux qui viennent ici pour la première fois semblent souvent désemparés. À peine un très léger sourire, quelques phrases sèches et la séance débute.
Qu’est-ce qui vous amène ? Parlez-moi de vous. Qui vous recommande ?
Et la litanie peut commencer. Alors, comme ces médecins alternatifs qui considèrent le corps dans son entier et font craquer les os des genoux pour soulager la tête, elle appuie, à mesure que le patient se livre, étonné qu’il est de ne ressentir nulle gêne - mais comment ressentir quoi que ce soit devant cette femme camouflée dans sa petite robe noire et droite qui se fond dans l’obscurité d’un angle ? Son visage seul est visible, lisse, encadré de cheveux de jais tirés en arrière, tellement disciplinés qu’ils se fondent dans la pénombre ...