1. Jeanne


    Datte: 16/06/2021, Catégories: portrait, Humour Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    ... fond des bois.
    
    Il lâche, paisible :
    
    — Tu vis dangereusement, monsieur l’écrivain.
    
    Je regarde ce martien avec plus d’attention. Quarante ou quarante-cinq ans ; le nez sinueux, brisé au moins deux fois et mal recollé, les lèvres minces et surtout un repli au coin intérieur de la paupière évoquant je ne sais quoi d’éléphantin. Mais sous les paupières encombrantes, les yeux, petits, noirs et très vifs brillent avec tant d’enjouement que l’on ne voit qu’eux. À retardement, je remarque la largeur des épaules sous un début d’empâtement et d’affaissement qui renfle le haut du torse. Lui aussi scrute avec acuité mon visage et subitement tout son propre visage s’éclaire, ses yeux pétillent avec plus de vivacité encore. Il rit. En vérité, c’est un éléphant joyeux, un éléphant assez petit d’ailleurs, avec un croissant de dents assez petites elles aussi, d’un arc un peu trop serré, mais régulières et très blanches.
    
    — Mais voyons, mon grand : imagine que je sois un voyou ? Je te casse la tête en quatre morceaux, je vole ton portefeuille, je revends ta voiture…
    — Camille.
    
    Le personnage plisse les paupières qui n’en avaient guère besoin, pouffe en se penchant en avant puis éclate en se renversant.
    
    — C’est bien ce que je disais, chéri ! Je revends Camille à un garagiste marron. Et naturellement quand on te retrouve sous un tas de feuilles mortes – mais moins mortes que toi – les journaux se fendront de longs articles sur l’insécurité, broderont à n’en plus finir sur le ...
    ... thème du jeune et brillant auteur fauché à l’aube d’une carrière prometteuse. Inévitablement, ils parleront de James Dean et de John Lennon. Ah, la belle fin ! Je n’y résisterais pas, moi…
    
    La Camarde vient silencieusement s’asseoir près de moi à la place du mort.
    
    Un instant je me livre à un bref tour d’horizon de ma brève existence. Des regrets ? Bien sûr, mais essentiellement des regrets de choses non faites ou pas bien faites. La figure de mon père traverse lentement ce paysage de reproches. Des figures de femmes aussi. Trop de femmes sans doute pour le bon salut de mon âme. Toutes celles qui ont traversé mon existence et que je n’ai pas su retenir.
    
    Penser à elles réchauffe mon sang refroidi par anticipation : tomber, certes, mourir, mais avec des poings au bout des bras et surtout, si faire se peut, ne pas tomber seul…
    
    Je quitte donc la moelleuse assise, les odeurs de cuir de Camille et annonce à mon assassin putatif qu’il va devoir mériter son crime.
    
    Imprévisiblement, le surprenant personnage part à nouveau d’un grand rire, décolle ses épaules de la porte du garage.
    
    — Cette tête ! Oh, cette tête ! Je voudrais que tu puisses te regarder, te voir, mon grand. Mais tu me rassures, raconteur d’histoires ! C’est vrai, on te dit couille molle, tu sais ?
    
    Je réponds que je le suis. Le bouillant et gai personnage secoue vigoureusement la tête :
    
    — Non, non, non ! J’ai bien un homme en face de moi, un vrai, un dur, un tatoué. C’est qu’il m’aurait frappé ! Si, je ...
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