1. Jeanne


    Datte: 16/06/2021, Catégories: portrait, Humour Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    … Pour jade, en souvenir d’une année d’exception.
    
    Je veux parler de quelqu’un. De quelqu’un que j’ai aimé. Les mauvaises langues ricaneront que j’ai passé ma courte vie à aimer, en général pour peu de temps, la plupart des personnes de sexe féminin dont la route a croisé la mienne. Je ne m’abaisserai pas à nier l’évidence – oui, oui, Jean de Sordon est tel, ou à peu près, que le décrit sa réputation et je lui souhaite de mourir ainsi : le cœur toujours en quête, l’âme quémandeuse et l’œil tendre.
    
    Du reste, celle dont je veux parler ici n’est pas « l’une de mes femmes ».
    
    Tu n’avais pas de temps à consacrer à l’amour, Jeanne. Plus tard, peut-être, ta mission accomplie, si le destin t’avait accordé de vivre pour assister au triomphe de ta cause…
    
    Un matin, je me suis réveillé avec l’envie de voir des gens. C’est dire si j’étais malheureux. Nous avions eu la veille, Yvette et moi, l’une de ces engueulades qui ne comptent pas dans la vie d’un homme. Je parle de moi en disant « un homme », du haut de ce que certains journalistes ont baptisé mon colossal égoïsme.
    
    Mais je m’égare, je tourne autour de mon sujet comme ces chiens qui n’osent pas mordre…
    
    Ce jour-là, Jeanne débarquait à Paris, venue de ses hauts plateaux, de ses neiges éternelles ou de ses steppes – le diable seul sait à quoi ressemble le Pays de Tioc.
    
    Jeanne, je la connaissais comme une légende floue. Depuis cinq ans au moins, cette femme dirigeait la guérilla, là-bas, au Pays de Tioc. Un mélange de ...
    ... Robin des Bois et de Che Guevara, s’il fallait en croire les journalistes.
    
    Elle était surtout incroyablement forte, dans les deux sens du terme. Force et lourdeur, telle fut la première impression que je ressentis en la voyant.
    
    Elle n’avait rien d’une héroïne de cinéma : la quarantaine bien sonnée et charnue, le teint animé. Mal peignée, engoncée dans le vêtement traditionnel de son pays : sorte de chasuble informe taillée dans un drap incroyablement épais.
    
    Jeanne avait entrepris une tournée des capitales européennes pour tenter d’obtenir l’aide de nos démocraties dans son combat.
    
    À cette époque, mon nom et ma figure commençaient à avoir un sens pour l’homme de la rue. Je venais de publier coup sur coup quatre romans qualifiés de scandaleux par la critique. Un ami m’avait appelé pour me prévenir que Jeanne faisait escale à Paris. Elle serait l’invitée d’une émission spéciale – est-ce que j’acceptais d’y participer ? Plus il y aurait de têtes connues dans la lucarne et plus la cause défendue par le « Che Guevara himalayen » prendrait de poids aux yeux de l’opinion.
    
    Jeanne était vaguement saoule. Non, rectificatif : ce jour-là, elle était relativement sobre. Elle menait dans son pays une vie de folie, sans dormir jamais deux soirs sous le même toit, promise à la roue ou au bûcher si elle était capturée, tenant d’une main de fer des factions et des tribus prêtes à s’entredéchirer autant qu’à en découdre avec le pouvoir – personne de sang-froid n’eût résisté à la ...
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