1. Jeanne


    Datte: 16/06/2021, Catégories: portrait, Humour Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    ... ou d’une autre, je trouverais le moyen de parcourir la quarantaine de kilomètres qui me séparaient de mes terres où, d’ailleurs, valets et servante ne tarderaient pas à seller les chevaux pour partir à la recherche du maître.
    
    … Et dire que certains quittent la terne réalité en fumant à prix d’or des substances plus ou moins exotiques ! Que ne testent-ils les effets de l’aube ?
    
    La basse puissante de Camille mourut avec les dernières gouttes d’essence. Sur sa lancée, je rangeai mon amie mécanique en lisière d’un lotissement regroupant une douzaine peut-être de petits pavillons remarquablement identiques. Comment les propriétaires reconnaissent-ils leur bien lorsqu’ils rentrent enivrés par les effets de l’aube ?
    
    Un indigène était assis sur le bord du chemin de sable et à son allure on devinait que l’aube avait exercé sur lui un puissant effet. Il se tenait à demi allongé, solidement posé sur ses coudes car ainsi on risque moins la chute.
    
    Il se redressa, témérairement à mon sens, pour me regarder descendre de voiture et graillonna qu’il m’avait déjà vu quelque part.
    
    Autant l’avouer, j’entretiens avec ma célébrité toute neuve des rapports ambigus, amour/haine, plaisir/agacement. Non : n’en croyez rien. En vérité, je ronronne lorsqu’un humain dont j’ignore tout, associe ma corporelle défroque à mon œuvre littéraire, voire exprime quelque admiration pour le travail en question. Et je sais trop, pour souffrir du même mal, combien une majorité de nos contemporains sont ...
    ... piètres physionomistes. Par pure charité, je les aide à identifier la jeune gloire qui leur fait face. Et, bien sûr, je joue les modestes.
    
    Mais avec ce citoyen, je n’aurai pas besoin de semer les cailloux blancs du Petit Poucet. Tout ivre qu’il soit, il possède une remarquable présence dans la rétine quand il me toise en se cramponnant au capot de Camille pour ne pas tomber.
    
    — Toi, je t’ai déjà vu. Ouais, c’était à la télé. Ta grande trogne de grand con, je la reconnaîtrais à cent lieues. Tu écris des bouquins, ouais, des putains de bons bouquins qui se vendent comme des petits pains. Tu dois te faire du fric à la louche ?
    — Je me plains pas.
    — Tu aurais tort, mon salaud. Quand on peut se payer ce genre de caisse à savon…
    — Elle s’appelle Camille.
    — Ouais, je comprends que tu restes en panne sèche. Elle doit biberonner méchant, non ?
    
    Je me retiens de lui répondre : « moins que toi ».
    
    Il veut maintenant entendre le cri sympathique de la bête, mais faute d’essence… Qu’à cela ne tienne : son garage est à deux pas, suffit de pousser un peu la voiture.
    
    Je réponds bien sûr que ce programme m’agrée et je rectifie : pas « la voiture », mais « Camille ».
    
    Je n’imagine pas ce qui m’attend.
    
    Car, sitôt Camille entrée dans le garage, la porte se referme dans mon dos. Le monsieur s’y adosse, bras croisés. Il secoue la tête comme on remue un flacon pour en clarifier le contenu, émet un profond son de gorge. Je pense sans rime ni raison : le son de l’homme le soir au ...
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