1. Jeanne


    Datte: 16/06/2021, Catégories: portrait, Humour Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    ... pression.
    
    Pour diverses raisons d’emploi du temps ou de lâcheté morale, je me suis retrouvé seul invité de l’émission avec Jeanne.
    
    Nous devions tenir l’antenne une heure. Deux cents minutes plus tard, nous y étions encore.
    
    Jeanne s’était fait amener de la vodka sur le plateau. Le timbre de sa voix, à l’origine un peu sourd, avait pris peu à peu de l’ampleur. Elle raconta les débuts de la guérilla, les embuscades. Elle évoqua maints souvenirs comme ce jour où ils avaient capturé un groupe de conseillers militaires russes venus épauler le Régent dans sa lutte contre la rébellion. Sous la menace des armes, Jeanne les avait fait se dévêtir et courir nus sur les hauts plateaux, dans la neige et la glace jusqu’à ce que mort s’ensuive.
    
    J’étais résolu à l’accompagner au Pays et à me battre à ses côtés. Le personnage m’avait conquis. J’étais totalement saoul. Je n’ai pas l’habitude de boire de la vodka au goulot, moi… J’ai fini par m’endormir, roulé en boule dans un coin du studio, au terme de l’émission.
    
    Lorsque j’ai ouvert les yeux le lendemain, une lettre m’attendait, couverte de sa grosse écriture. Jeanne me remerciait de ma présence, de mon soutien – mais elle repartait sans moi au Pays. Un homme qui tenait si mal l’alcool n’avait pas beaucoup d’espérance de survie là-bas.
    
    Ceci avait lieu juste deux jours avant que la télévision ne me tende, comme un bouquet de fleurs rouges, la mort de Jeanne, tuée là-bas au Tioc dans une embuscade juste après son ...
    ... retour.
    
    Comme souvent lorsqu’un projet littéraire me tarabuste, j’étais parti avec Camille.
    
    Camille n’est pas « l’une de mes femmes » : c’est un monstre. Camille est issue du mariage de l’industrie automobile italienne et de l’ingéniosité française. Elle ne ressemble à rien, mais, conseil, arrimez votre dentier avant de lui chatouiller l’accélérateur…
    
    Camille et moi, nous pouvons errer des nuits entières et peu importe le chemin suivi du moment que la magie de la vitesse, la solitude, la nécessaire concentration bercent le lent et presque digestif travail de mon inconscient, obstiné comme le bœuf attelé à la charrue… et aussi peu accessible au dialogue.
    
    À une heure avancée de la nuit, j’ai commencé à m’éveiller en réalisant que l’aiguille de la jauge cognait contre l’indication zéro. J’avais faim et soif, mon dos me faisait mal et l’inconscient avait accouché de quelques idées intéressantes que je souhaitais jeter sur le papier.
    
    La tête tout à coup libre, vacante, je me sentis gai sinon heureux en pensant à un café fumant.
    
    Tenant le volant d’une main, je fouillai de l’autre ma poche. Et, bravo ! il me revint en mémoire qu’avant de partir j’avais, soigneusement, déposé mon portefeuille sur la commode de l’entrée. Il y était encore, du moins pouvais-je l’espérer.
    
    Diable, diable, mes projets de café matinal et d’écriture paraissaient fort compromis…
    
    Mais tel est sur moi le pouvoir euphorisant de l’aube, que je ne pouvais prendre les choses au tragique. D’une manière ...
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