1. Michelle


    Datte: 25/03/2021, Catégories: portrait, Humour Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    Mon ami Gilbert, récemment revenu de son exil romain, réside désormais à Paris, dans un appartement qu’il partage avec sa sœur Michelle.
    
    D’elle, de Michelle, je ne conserve que le souvenir flou, inattentif, d’une enfant silencieuse. Elle poursuit, ou peut-être a déjà rattrapé, des études commerciales qui l’ont amenée à séjourner près de deux ans aux États-Unis. Une autre bonne raison de rendre visite à Gilbert : à quoi peut bien ressembler aujourd’hui une sœur de mon ami qui s’appelle Michelle et arrive d’Amérique ?
    
    C’est elle qui m’ouvre la porte. Je me suis promis cent fois, pourtant, de renoncer à ces comparaisons zoomorphiques, toujours fausses, toujours mesquines. Cette fois, pourtant, le rapprochement s’impose avec la force simple de l’évidence. Toute la défiance, de soi-même et des autres, paraît s’être gravée dans les traits mêmes de l’enfant. Les yeux obliques, retroussés vers les tempes et enfoncés, une prudente mobilité, cet air de fuite, toujours surpris et toujours furtif suggèrent irrésistiblement l’image d’un petit renard, très joli, inquiet jusqu’au désespoir.
    
    Je lui dis :
    
    — Bonjour, petit renard, je suis Jean de Sordon.
    
    Elle murmure :
    
    — Je sais, je t’attendais.
    
    Sans me laisser le temps de lui demander le pourquoi, le comment de cette miraculeuse prémonition, elle disparaît dans une pièce qui s’ouvre à gauche de l’entrée. Elle ressort aussitôt, retraverse le couloir sans me regarder, disparaît à nouveau dans une pièce qui s’ouvre à ...
    ... gauche, sans doute un terrier. Gilbert se dégage de la pièce de gauche au moment où je me décide à avancer. Il cligne des yeux comme un homme qui vient de s’éveiller. En fait, il est complètement saoul.
    
    — Ah oui, commence-t-il laborieusement, mais est-ce que tu comptes passer la nuit sur ce palier, dis ? Entre, parbleu !
    
    Gilbert est d’une surnaturelle et puissante laideur : presque nain, barbu et chevelu avec excès ; le visage et le front très rouges, le nez très pâle. Pour parfaire, peut-être, son personnage, il cultive avec soin un pesant et rocailleux accent germanique.
    
    Je bafouille quelque chose où il est question de ne pas déranger.
    
    — Si tu dois déranger, tu ne serais, ne serais plus, ne serais pas un ami. Tu sais quoi ?
    — Non ?
    — Je pense à une phrase, une réplique dans un bouquin de Dumas. C’est dansLa Dame de Monsoreau, je crois, non, je suis même sûr. Gorenflot ou peut-être Chicot prononce cette phrase superbe : « Quand je bois seul je bois mal et quatre ou cinq litres me suffisent… » C’est Michelle qui t’a ouvert ?
    — Très peu. Tout juste un entrebâillement et elle s’est dépêchée de se sauver. Comment vas-tu ?
    
    Les gens ont tous leur rire. Celui de Gilbert le replie sur lui-même, profond et âpre, comme une crampe.
    
    — Deux ans à Rome à commettre tous les méfaits, à boire comme un trou, à travailler comme un nègre, à coucher avec qui il ne faut pas et il me demande comment je vais ! Bourgeois de mes couilles, tu me feras mourir !
    
    Il me pousse dans le ...
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