1. La mangeuse d'hommes


    Datte: 07/11/2019, Catégories: fh, bain, campagne, amour, lettre, historique, lettres, historiqu, Auteur: Asymptote, Source: Revebebe

    ... point que tu t’abandonnes dans mes bras ; n’avoir eu qu’une crainte : c’est que, contrarié, je ne cherche consolation ailleurs.
    
    Je t’assure qu’à la prochaine fête communale, probablement celle de 1916, je me vengerai de ces dédains. Je te délaisserai et courtiserai éhontément ta cousine que j’emporterai dans des cavalcades étourdissantes (si du moins il me reste toutes mes jambes). Je lui raconterai la vie exaltante du guerrier conquérant, la joie des foules qui l’accueillent en libérateur et celle des jeunes filles inclinant leur grand nœud noir avec des sourires prometteurs de mille félicités. Quand enfin, éplorée, tu viendras te jeter à mes pieds, mendiant l’obole d’un sourire, je te traînerai dans le recoin le plus obscur de la grange et exigerai que tu remontes ta robe très haut afin de me dévoiler le tabernacle qu’abrite le miracle de tes cuisses.
    
    Mes doigts maintenant sont complètement gourds et je ne tiens que difficilement mon crayon. Nous avons beau être à la veille du printemps, dans les Vosges l’hiver se poursuit et la neige couvre toujours les pentes du HWK. Je dis neige ; ne vas pas toutefois imaginer un blanc manteau : la neige ici est, au mieux grise, souvent noire, mêlée à des éclaboussures de terre dues au labour des obus, et maculée du sang violacé des combattants, de couleur identique qu’il soit prussien ou français. Je pressens que nous passons nos derniers jours sur ces pentes gelées. Un élan irrésistible nous pousse en avant et nous ne tarderons ...
    ... pas à culbuter l’ennemi. En ce qui me concerne, je te laisse deviner qui allumera ma fougue. […]
    
    […] Nous les avons balayés mais ils résistent encore, enfouis dans quelques excavations creusées au flanc des rochers. Notre prochaine offensive sera la bonne et me rapprochera de toi. Tant qu’on ne l’a pas vécue, toute image de la guerre est édulcorée et désuète. On ne saurait se représenter l’horreur de ces duels d’artillerie qui nous bloquent, impuissants dans nos trous, paralysés par ces sifflements qui vrillent l’atmosphère, deviennent de plus en plus stridents avant de s’achever en explosion fracassante, presque rassurante, suivie d’une pluie de terre, de pierre et de fer. On n’a pas le temps de se dire que c’est passé qu’immédiatement ça recommence en se rapprochant. Les assauts, baïonnette au canon, ne sont rien rapportés à ces périodes d’angoisse où, inertes, terrés tant que terrorisés, on sent la mort planer au-dessus de soi. La mort… ici n’est pas une abstraction, dans ces assourdissements, dans ces volées de boue qui parfois se mêlent de chair ; dans cette peur qui vous tétanise, elle devient un objet palpable. Statufiés, nous vivons déjà ensevelis, nous pourrissons au milieu des cadavres qui se décomposent à quelques mètres de nous. Nous sommes devenus des rats, et les vrais rats ne s’y trompent pas qui, par légions, nous visitent et nous considèrent comme une espèce apparentée. D’évidence ils apprécient ce charnier et ne partagent pas cette haine de la guerre dont ...
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