1. La mangeuse d'hommes


    Datte: 07/11/2019, Catégories: fh, bain, campagne, amour, lettre, historique, lettres, historiqu, Auteur: Asymptote, Source: Revebebe

    Nous voulions vivre à la campagne et venons d’acquérir cette grande demeure édifiée au centre d’une bourgade du Mâconnais, l’ancienne pharmacie dont la propriétaire est décédée depuis deux décennies. Celle-ci étant dépourvue d’héritiers directs, la bâtisse est ensuite passée de mains en mains sans avoir été réoccupée. Nous y avons entrepris d’importants travaux de restauration et ne doutons pas d’en faire bientôt un vrai bijou. L’autre jour, un charpentier travaillant à la toiture nous a ramené une boîte en fer-blanc dissimulée entre les poutres. Elle contenait la correspondance d’un Poilu à sa belle (la fille du pharmacien), une trentaine de lettres splendidement calligraphiées dans lesquelles il racontait sa vie, ses espoirs et désespoirs mais aussi ses souvenirs et rêves. Nous en livrons là cinq extraits que nous avons trouvés spécialement touchants.
    
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    […] Me voilà à Dijon au fond d’un épouvantable casernement construit pour cinq cents où nous nous retrouvons trois mille ou plus, je ne saurais compter. J’ai trouvé un recoin presque tranquille qui me permet de m’évader vers toi. Le confort en est bien fruste et je crains que la qualité de mon écriture ne s’en ressente. Quand je dis « qualité de mon écriture », j’entends la calligraphie car, au reste, tout ce que tu m’inspires est si brillant qu’il me suffit de t’évoquer et les mots les plus tendres jaillissent d’eux-mêmes sous ma plume.
    
    Cette guerre, tout le monde la prévoit expéditive et ...
    ... victorieuse, et sitôt mon retour il faudra que nous officialisions notre liaison. Je ne saurais revivre, quelle qu’en soit la raison, la mortifiante vexation de nos derniers adieux, si furtifs, hier sur le quai. Je sais bien que ma condition et mes idées m’éloignent de tes parents : un instituteur, disciple de Jaurès, n’aura pas l’heur de leur plaire, d’autant moins que ce misérable ne souhaite pas convoler en justes noces et saura se contenter de la compagne sans vouloir se la soumettre par les liens du mariage et imposer les tralalas d’une noce.
    
    J’aimerais donc entamer cette correspondance en consacrant d’abord quelques mots à l’amertume que suscita le déchirement qui nous écartela à la gare. Tu ne saurais concevoir à quel point j’ai souffert en les voyant tous, qui dans les bras de son épouse, qui dans ceux de sa fiancée alors que nous ne pouvions qu’à peine nous effleurer et échanger de brèves et chastes accolades. Mais si… tu dois savoir car je suis certain que le même chagrin t’a étreinte, ajoutant cette communion désespérée à celles qui nous unissent déjà. Tous nos jeunes et braves paysans déploraient de quitter leur famille à la veille des récoltes. Moi aussi, j’abandonnais mon jardin secret au moment de sa généreuse floraison, une terre plantée de pousses follement sauvages mais si vigoureuses et chamarrées.
    
    En dépit de ton éblouissant sourire, je devinais ton affliction qu’il tentait de transmuer en muet encouragement. Contrairement aux autres femmes qui ...
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