La mangeuse d'hommes
Datte: 07/11/2019,
Catégories:
fh,
bain,
campagne,
amour,
lettre,
historique,
lettres,
historiqu,
Auteur: Asymptote, Source: Revebebe
... j’ai entrevu ton ombre blanche s’enfuyant au milieu d’un troupeau de biches apeurées.
C’est à ce moment qu’un ange étrange nous a visités. Son vrombissement puissant a perturbé mes imaginations. Un énorme oiseau blanc a survolé nos lignes, secouant l’atmosphère calme d’un bruit assourdissant : c’était un aéroplane allemand, le premier que je voyais. Fuselé et élégant, il s’inscrivit dans mon rêve et je ne sus contenir mon enthousiasme. À cet instant, le génie humain m’est apparu bien extraordinaire de savoir inventer si miraculeuse, performante et agile machine. Plusieurs fois il rasa nos positions, découpant ses vastes ailes blêmes sur la lavande des cieux. Il n’était que la croix noire aux quatre pointes évasées tatouée sur sa voilure qui signifiait son appartenance au camp adverse. Lors d’un dernier passage, il largua quelques bombes de faible calibre, juste suffisantes à rappeler que si l’homme est bien grand de savoir produire d’aussi étonnants engins, il est bien vil de les utiliser à si piètre fin.
Le capitaine nous le désigna comme un « Etrich Taube » (5) et nous enjoignit de l’accueillir par un feu nourri s’il venait encore à nous survoler.
Je baissai à nouveau les yeux et les reportai sur le paysage pour découvrir que des fûts massifs et fiers d’antan ne restaient que quelques épaves déchiquetées à demi calcinées, dressant comme des potences leurs silhouettes noircies. Au sol feutré couvert d’aiguilles rousses s’était substituée une terre suppliciée, ...
... labourée par d’ignobles tranchées, hérissée de bubons rocheux évidés et de tertres enguirlandés de barbelés venimeux, creusée d’entonnoirs profonds où croupissaient des eaux louches noyant des restes humains.
Demain, ce sera Noël, et des milliers de familles se réjouiront autour d’un sapin, symbole de pérennité, comme nous l’avons fait autour de celui dont la crémation avait alimenté la liesse populaire. Monstrueuse farce !
Quelle place puis-je ici te conférer ? Imagine… Il y a trois jours, en vue de préparer une progression décisive, trois cents pièces de notre artillerie ont arrosé les lignes allemandes de plus de 25 000 obus pendant cinq heures sur un front d’à peine quelques kilomètres. Puis nous sommes montés à l’assaut de monticules de morts et d’agonisants. Baïonnette au canon et le ventre noué, j’ai piétiné des monceaux d’hommes éventrés dont certains râlaient encore, de membres déchiquetés éparpillés loin des corps écartelés. Dès le lendemain, la contre-offensive nous a rejetés sur les positions de la veille et mon régiment a presque été anéanti.
Quelle place puis-je ici te conférer ? Oublie-moi ; je ne suis plus celui que tu as connu, timide et tendre. Cette guerre nous transforme en pourceaux, et lorsqu’elle se terminera – pour tant que telle échéance soit envisageable – nous vivrons sur des planètes distinctes. Il y aura ceux auxquels on l’aura racontée et ceux qui l’auront vécue au fond de leurs tripes, qui se seront fait massacrer pour un arpent de rocher pas ...