1. La mangeuse d'hommes


    Datte: 07/11/2019, Catégories: fh, bain, campagne, amour, lettre, historique, lettres, historiqu, Auteur: Asymptote, Source: Revebebe

    ... plutôt conquis qu’aussitôt abandonné.
    
    Quelle place pourrais-je alors te conférer ? Il n’y a plus, dans mon unité, d’esprit de haine bien qu’un tel sentiment ait animé nos rangs les premiers temps. Nous respectons profondément ces adversaires que nous nous appliquerons à massacrer prochainement, à moins que ce ne soit l’inverse, et les plaignons, évitant ainsi de céder à un indigne apitoiement sur notre propre condition. Nos rancœurs, nous les réservons aux arrières qui déplorent les sacrifices consentis en vue de soutenir une armée qui n’avance pas, aux embusqués, aux généraux des deux bords qui grandissent d’une étoile à chaque fois qu’ils assassinent quelques milliers de pauvres diables, aux Krupp, Schneider et de Wendel qui s’engraissent jusqu’à la bouffissure de notre sang anémié. Que n’avons-nous écouté Jaurès !
    
    Quelle place puis-je ici te conférer ? Mon cœur ne saurait te recevoir car je n’ai plus de cœur.
    
    La nuit qui suivit notre glorieux assaut, j’ai cauchemardé. Ici, on ne rêve que de jour et éveillé ; quand la nuit, une brève heure, on parvient à s’assoupir, ce sont les cauchemars qui vous hantent et vous emportent. C’est donc, évoquée, une grande prairie que se disputaient bleuets, marguerites et coquelicots. Ils ondoyaient sous une brise paisible, et des effluves d’herbes humides chauffées par le soleil embaumaient la campagne et se déployaient en brumes légères au-dessus du champ bariolé. Rapidement elles se densifièrent, et bientôt s’organisèrent de ...
    ... manière à dessiner tes formes. Ce fut d’abord ta superbe silhouette, puis ton poitrail outrecuidant, ta longue et brillante chevelure épandue en interminable traîne dorée sur les éblouissements de l’azur. Ce furent ensuite de somptueux détails comme le vermeil de tes lèvres charnues et prometteuses de succulences rares ou tes mains aux doigts effilés.
    
    Déjà je me précipitais vers toi, impatient de déguster tes saveurs de tilleul et de me dissoudre, à ton exemple, dans ces exhalaisons de la terre lorsque la sévérité de ton regard m’a surpris. Tes traits, si nets il n’y a que quelques instants, se diluaient et s’estompaient maintenant. Je m’absorbai à la contemplation de ce grain de beauté, tout d’ébène, qui si plaisamment souligne la candeur de ton cou. Celui-ci à présent grossissait brusquement, flétrissait ton sein et l’enveloppait de suie obscure, te mangeait le visage pour n’en conserver qu’une tête décharnée. Un bras squelettique s’extirpa de ce chancre et fit apparaître dans l’étau d’une main cadavérique une faux sinistre à l’acier luisant. D’un geste ample, il balaya la prairie, rasant bleuets et marguerites qui se sont changés en fumier sur lequel pleurait la loque sanglante des coquelicots. Les abeilles qui précédemment butinaient ces fastueuses corolles se sont métamorphosées en vers et cancrelats grouillants tout autour de moi tandis qu’une odeur nauséabonde et pestilentielle envahissait ce paradis inexorablement détruit.
    
    Je me suis réveillé en transe et en sueur. ...