La mangeuse d'hommes
Datte: 07/11/2019,
Catégories:
fh,
bain,
campagne,
amour,
lettre,
historique,
lettres,
historiqu,
Auteur: Asymptote, Source: Revebebe
... d’écrivain public, notamment auprès de notre capitaine, un brave homme auquel l’usage de la plume est nettement moins familier que celui du revolver. […]
Mon cher Amour,
Me voilà remonté en ligne où deux horribles informations m’ont été assenées : le capitaine qui m’avait octroyé la permission grâce à laquelle je vous ai tous revus a eu la tête emportée par un éclat d’obus, il y a deux jours. Le 25 avril, alors que je venais de les quitter, mille de mes camarades, dont beaucoup du 152e RI (2), ont été faits prisonniers au cours d’une contre-offensive allemande et nous avons dû nous replier sur nos positions antérieures. Tant de morts et de blessés pour si piètres résultats ! Un été anémique s’installe timidement sur les Vosges, et aux rigueurs du froid succèdent les invasions de la vermine. Les combats marquent une accalmie, ponctuée par de sporadiques mais meurtriers tirs d’artillerie.
Cette quinzaine coulée dans tes bras à Dijon avait apaisé les démons qui me torturent, et j’avais presque recouvré un peu de sérénité et de confiance en l’avenir. Plus que la nécessité d’échapper au cauchemar, plus que la joie de te revoir, j’ai jubilé en apprenant que tu avais déclaré notre liaison à tes parents.
J’ai terriblement besoin des belles et fortes images dont tu as empreint mon cœur. Ici, il n’y a plus d’images, ou plutôt elles ne sont qu’en noir et blanc, éclaboussées, parfois trop fréquemment, de vermillon. Mais le blanc n’est qu’un gris sale, le noir seul est ...
... vraiment noir : c’est la nuit ou la mort. Tu m’as offert tes nuances incarnates, l’or de ta chevelure, l’arc-en-ciel de tes iris, le mordoré de tes aréoles, l’ivoire de ta peau, une débauche de teintes, la vraie vie tout en couleurs.
Je sais que je t’ai déçue, que tu n’as pas retrouvé ma naïveté et ma légèreté d’antan ; mes parents non plus, et ils n’ont pas hésité à s’en plaindre. Quoiqu’habituellement elle me titille ou me bouleverse, ta folle insouciance qui contribue si puissamment à ton aura et à mon amour m’a parfois blessé. Cette guerre me démolit à tel point que j’en sortirai stérile ou capable d’engendrer des monstres uniquement. Certains de mes compagnons ont été affreusement mutilés ; moi, c’est une atrophie de cœur et de l’esprit que je subis. Ces trois semaines passées au milieu de vous m’ont appris que désormais un fossé invisible s’est creusé entre nous ; il s’appelle « la guerre ». Dans mon village, l’ensemble de la population se plaint des sacrifices qu’elle doit consentir aux hommes du front. J’ai tenté de leur expliquer ce que nous vivons, ils n’ont pas daigné entendre.
Pour m’évader, je t’écris. Hélas, sans nul doute, cette rengaine indéfiniment répétée et mes jérémiades doivent te fatiguer. Actuellement, je ressasse les souvenirs des jours merveilleux que nous venons de vivre. En seront-ils d’autres ? Je me les répète avec les mots d’ici qui ne sont pas forcément inappropriés.
Te rappelles-tu ainsi de ce jour où tu étais brièvement sortie en vue ...