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La perle du Nord
Datte: 28/11/2025, Catégories: #chronique, #nonérotique, #historique, Auteur: Laetitia, Source: Revebebe
... ? Elle sentit une larme lui monter aux yeux. Elle la retint. Elle devait rester de pierre. Mais en elle, tout brûlait. Et sur la toile, doucement, son regard prenait forme. Un regard qui ne dit ni oui ni non. Un regard qui sait. Et qui se tait. La séance dura tout l’après-midi. Quand la toile fut achevée, il la recouvrit d’un tissu. Elle ne la vit pas. Quand elle redescendit dans la cuisine, ses jambes tremblaient. Elle resta un instant immobile, les mains sur la table, à respirer l’odeur du pain sec, du lait tourné, des choses réelles. Elle avait quitté la lumière sacrée de l’atelier. Elle redevenait servante. Griet. Mais quelque chose ne redescendait pas avec elle. Elle avait laissé là-haut une version d’elle-même, suspendue dans l’attente d’un pinceau. Une Griet qui n’obéissait plus, qui ne lavait plus le sol de la cuisine, qui regardait sans fuir. Il la rappela dans l’atelier plusieurs jours de suite. Une nuit, quand la maison dormait, elle remonta. Lentement. Silencieusement. Elle connaissait les marches qui craquent et les évita. La porte de l’atelier n’était pas fermée. Elle entra. La toile était là, posée sur le chevalet, sous un linge fin. Elle s’en approcha. Elle aurait dû s’arrêter. Elle le savait. Mais une force ancienne, peut-être la même qui pousse Ève à tendre la main vers le pommier, la poussa à soulever le voile. Elle vit. Et elle recula. Ce n’était pas elle. Ou plutôt, si. Mais changée. Étrangère. Intouchable. Le regard ...
... la frappa comme une gifle douce. Ce n’était pas un regard de servante. Ni même de jeune fille. C’était un regard qui contenait un secret. Un regard qu’on n’offre pas à ceux qu’on aime, mais à ceux qu’on quitte. Et cette bouche à demi ouverte… Elle ne souriait pas. Elle n’appelait pas. Elle attendait, peut-être. Ou retenait un mot trop dangereux. « Est-ce que je suis cela ? » Une chaleur étrange monta en elle. Pas de honte. Pas de peur. Une sorte de vertige. Comme si elle se voyait d’en haut, hors de sa peau, hors d’elle. Elle savait alors que ce tableau, une fois terminé, ne lui appartiendrait plus. Il ne serait pas un souvenir, mais une disparition. Un départ d’elle-même, figé pour les siècles à venir. Elle referma le tissu. Ses mains tremblaient. Elle descendit sans bruit. Elle passa devant un miroir, en bas, et y jeta un coup d’œil furtif. Mais son reflet ne lui disait plus rien. Elle évitait désormais l’atelier. Depuis qu’elle avait vu le tableau, elle ne pouvait plus entrer dans cette pièce sans sentir un écho dans son ventre. Une sorte de double d’elle-même flottait là, suspendu entre le lin et l’huile. Elle travaillait plus durement qu’avant, pour oublier. Elle nettoyait les cuivres, pelait les légumes, astiquait les vitres comme si elle voulait effacer son reflet. Mais il y avait quelque chose de changé. Les autres la regardaient autrement. Catharina, l’épouse de Vermeer, plissait les yeux en sa présence. Elle murmurait dans son dos. Les regards ...