Nuits d'oppression
Datte: 16/02/2019,
Catégories:
forêt,
voyage,
bateau,
nonéro,
journal,
fantastiqu,
fantastiq,
Auteur: Lilas, Source: Revebebe
... capitaine est complètement fou ! »
Puis tout aussi distinctement, je le vois s’éloigner, l’air de rien, et faire comme s’il n’avait jamais calculé mon existence.
J’ai plusieurs fois essayé de le faire parler depuis le début de la traversée, mais quand il me voit, ou que je l’approche, il m’évite ou me secoue d’une ruade, puis s’enfuit. À le voir, je croirais presque avoir imaginé l’avertissement qu’il m’a lancé ; et pourtant, je sais très bien ce que j’ai entendu. Délirait-il ? Je l’ignore. Et quelque chose me dit que je ne le saurai jamais…
En croisant le capitaine, immense silhouette, où seule une bouche serrée échappe à l’ombre de sa casquette, je frémis d’appréhension : et s’il était vraiment fou ? S’il lui prenait l’envie de nous tuer, tous autant que nous sommes ? Un seul d’entre nous aurait-il encore la force nécessaire pour nous défendre ?
Il n’y a nulle échappatoire. Même mon esprit reste prisonnier de cette coque de bois, incapable de s’élever, de me permettre de réfléchir sérieusement à la situation. Au début, j’ai compté les jours que je passais sur le navire. Maintenant, je n’ai même plus la force de compter ; je peux seulement tenir ce crayon pour raconter une histoire – mon histoire.
Nous sommes partis d’Istanbul il y a plus de six mois. Je le sais parce que je rayais chacun des jours sur mon calendrier ; or, le bateau a quitté le port le 22 mai, et mes ratures s’arrêtent au 2 novembre. Ça fait bien un mois que nous voguons sur ce fleuve ...
... interminable à l’intérieur des terres.
Cela fait donc plus de six mois que je suis à bord. Peut-être sept. Peut-être huit. Peut-être que je suis ici depuis plus d’un an. Les jours coulent si lentement ! Il m’est impossible de savoir si c’est hier que j’ai mangé une patate douce au déjeuner : cela peut être aussi bien ce midi. Alors pensez-vous, me souvenir du jour où nous sommes arrivés sur ce fleuve immense !
Ce fleuve immense ! Avec toute cette forêt vierge de part en part, ses bruits mystérieux et secrets… Ses cris, ses grondements. Même la nuit, il y a du bruit, il y atoujours du bruit. Les matelots du bord affirment que ce sont des animaux, des animaux étranges et inconnus, qui produisent ce murmure, cet appel perpétuel. Chaque animal est différent. Chaque animal me fait peur.
Je viens souvent m’accouder au bastingage pour guetter l’eau verdâtre qui lèche les flancs du navire. Elle mousse, elle laisse des traces boueuses et dégoûtantes sur la peinture noire. Je trouve ce spectacle répugnant, mais je ne peux m’empêcher de le regarder, encore et encore ; c’est une obsession.
Parfois, en épiant les rivages qui semblent déserts, je crois distinguer un singe, ou un alligator, dormant au creux d’un banc de sable. Mais avec ce soleil brûlant, qui m’aveugle, qui est sûr de quoi ?
Parfois, j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui regarde, mais que c’est la forêt qui m’observe, qui scrute le moindre de mes mouvements. Des tremblements secouent mon corps, je reste ...