Le fauteuil d'Émilie
Datte: 04/01/2023,
Catégories:
médical,
revede,
Voyeur / Exhib / Nudisme
confession,
nostalgie,
regrets,
Auteur: François Bonura, Source: Revebebe
Le cuir du fauteuil roulant est lisse et ne sent quasiment rien, j’ai même cru que c’était du simili. Pas comme le cuir de mon homme, dont l’odeur me parvenait à travers la visière du casque intégral. J’avais le choix entre torticolis pour regarder les paysages défiler pendant des heures, ou la vue sur les épaules de mon chéri. De larges épaules et un dos immense, recouverts de noir, sur lesquels je pouvais m’appuyer quand bon me semblait. Il était beau comme Jim Morrisson, avec de belles boucles mi-longues. Je détestais quand il allait chez le coiffeur. J’ai fini par lui couper les cheveux moi-même.
Enfin… je trichais… tchic tchic tchic avec les ciseaux, mais j’enlevais rien, que les pointes pour pas qu’elles cassent. Il est mort sur le coup, j’ai la déconvenue d’être encore en vie, en manque de lui, et paralysée du bas, paraplégique pour les intimes.
Cinq mois que je suis sortie du coma, cinq mois que je me demande chaque seconde pourquoi le destin m’a punie de la sorte. Le staff de l’hosto et les patients autour de moi me disent que j’ai une chance inouïe. Il paraît que la chance je la comprendrai quand le temps aura passé. Pour le moment je ne vois pas où elle est. Et le temps qui passe est ce qui me pèse le plus. Il s’étire, me joue des tours, triche de façon éhontée. Je suis trop faible pour mettre fin à mes jours, trop lourde pour m’envoler, trop raide pour fléchir. Ils me disent de ne pas être impatiente. Au détour d’un couloir, quand un miroir n’est pas trop ...
... haut pour que je m’y regarde, je cherche l’impatience qu’on me prête, et je ne la vois pas. Je me donne plutôt l’impression de quelqu’un qui a tout son temps.
On me disait mignonne malgré mes cernes indélébiles. Les cernes de quelqu’un qui a une vie. Maintenant je déteste mon visage sans cernes, devenu bouffi en quelques jours, mais reste condamnée à le voir. Seuls les grands brûlés du bâtiment d’à côté ont « le privilège » de ne pas avoir de miroirs. J’ai toujours maintenu un poids constant, clope pas clope, alcool pas alcool, que j’aie mes règles ou pas. Depuis mes vingt ans, c’est immuable : 49 kg en hiver, 48 kg en été. Toute équipée je plafonnais à 55, avec la combi en cuir, les bottes, les gants, la cagoule et le casque. Maintenant c’est 56 à poil !
La bouffe est infecte, mais je l’ingurgite comme une oie qu’on gave. Les plateaux sont soi-disant équilibrés, mais bientôt je ne rentrerai plus dans le fauteuil ! Satané fauteuil, va…
On m’en a proposé un neuf et un vieux. Neuf, bonjour l’angoisse, comme cadeau on fait mieux. J’ai opté pour celui qui a déjà servi. Je me dis que si plus personne n’est dedans, c’est qu’on peut s’évader d’ici sans avoir à l’emporter. Pas de barreaux aux fenêtres, pas de miradors, mais partir sans se retourner, c’est mission impossible.
Bordel ce que j’aimerais crever.
Mon odeur a changé. Maintenant je pue même en me frottant à longueur de journée avec des lingettes. Ils se sont mis à la mode du vinaigre blanc, mais ça sent la mort ...