La liberté, la musique et la mer
Datte: 19/03/2020,
Catégories:
portrait,
historique,
policier,
Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe
... un pauvre prétexte. Le but, le vrai but, c’est de bouffer l’autre. L’homme est un loup pour l’homme, ce n’est pas une image. Toujours une bonne raison. Mais moi, moi, personne ne m’enfermera plus.
De façon tout à fait imprévisible il se met à rire. Un rire qui le tord, âpre et profond comme une crampe. Un rire qui me fait peur. Je me recroqueville encore davantage sur moi-même.
Dans la pièce mal éclairée, nous continuons à dériver au fil du temps. L’homme, dont la voix s’empâte de plus en plus, parle par accès, comme un jet d’eau dru qui s’arrête et repart. Il évoque, dans le désordre et de façon confuse, des souvenirs de ce qu’il a vécu là-bas en Europe centrale. Je l’écoute moins attentivement. Je prends mes marques. Sitôt qu’il me tournera le dos pour chercher une nouvelle bouteille…
Maintenant !…
Je m’élance en direction de la porte. Lorsque j’ouvre, une giclée de soleil mordoré fait irruption dans l’étroit espace. Nous avons donc passé la nuit en tête-à-tête. Je n’ai pas vu passer le temps. Je cours. Mais en dépit de l’alcool, l’homme possède une vivacité de loup car il arrive déjà derrière moi et réalise un placage dans les règles de l’art. Je mange le sol de terre molle. Il me traîne à l’intérieur, me jette sur le plancher poussiéreux. Sa colère s’exprime en phrases courtes, amplement décousues. Mais le sens général est clair : il va me tuer.
Soudain, l’une des vitres épaisses qui amènent le peu de clarté dans le réduit vole en éclats. Et une voix que ...
... j’ai envie d’embrasser à pleine bouche :
— Ne bougez plus. Et lâchez le gosse, maintenant…
Ils sont trois, ou ils sont quatre, là dehors. Des gendarmes ou des FFI, leurs visages précédés par la bouche des fusils. Derrière eux, je distingue, pâle mais résolu, le visage de Paul.
Tu m’as sauvé la vie, petit frère.
L’agitation effrayante de l’homme est retombée d’un seul coup. Il paraît presque serein, maintenant. Son étreinte se relâche, sans qu’il me rende encore ma liberté.
— Souviens-toi, fils : la Liberté, au-dessus de toute chose, ensuite : la musique et la mer. Tout le reste : foutaise. File, maintenant.
Je ne demande pas mon reste. Je cours comme jamais. À peine ai-je parcouru dix pas, la dynamite transforme en volcan le réduit où je viens de passer la nuit. Un sirocco ardent me pousse au dos avec une violence irrésistible, je tombe en avant et mes souvenirs, à partir de là, deviennent flous.
Alors passa tout le mois d’août, réellement je ne sais pas où, quoique parfois, depuis, je me sois mis à sa recherche. Mais non, pas de mois d’août. Il y a des mois, ainsi, qui disparaissent et que l’on retrouve des siècles plus tard seulement, momifiés dans un recoin de la mémoire. Puis ce fut septembre, très logiquement après août. J’avais l’impression, tout de suite après l’arrivée des Américains, de m’être engagé dans une sorte de long couloir vivement éclairé et de n’en ressortir que quatre semaines après, ne gardant d’une traversée sans motif et sans but ...