1. La liberté, la musique et la mer


    Datte: 19/03/2020, Catégories: portrait, historique, policier, Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    ... que c’est « les douches », répète-t-il. J’ai tellement de choses à raconter. Il fallait se mettre à nu des pieds à la tête et remplacer nos vêtements par d’autres vêtements civils qui appartenaient à des gens qui avaient été envoyés dans un camp et passés au four crématoire. Tu ne sais pas non plus ce que c’est qu’un four crématoire, je pense ?
    
    Il ne prend pourtant pas la peine de me l’expliquer, repart dans son récit confus.
    
    — On nous a donné un pantalon, une chemise, une veste et des claquettes. Ensuite, on nous a tatoué un numéro sur le bras. Cinq fours crématoires qui fonctionnaient jour et nuit. Équipe de jour, équipe de nuit, tu comprends ? Une pause pour avaler l’espèce de liquide qu’on appelait la soupe. Ensuite, un morceau de pain. Ils amenaient les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards. Les enfants étaient séparés de leur mère, et les femmes de leur mari. Avant le crématoire, tu vois, il y a la chambre où l’on prépare les cadavres. Les vêtements et les bijoux sont récupérés. La plupart de ceux qui travaillaient dans les crématoires étaient des Polonais. Ils restaient six mois à faire ce travail. Ils avaient ainsi droit à un régime particulier. La nourriture, par exemple. Mais au bout de six mois, c’était à leur tour de passer dans les crématoires.
    
    Il s’est animé graduellement en parlant. Il marche de long en large. Son agitation me fait peur.
    
    — Vous vous êtes évadé ?
    — Non : j’ai eu de la chance. C’était un soir… Nous avons été réunis sur la ...
    ... place d’appel pour assister à la pendaison d’un polonais. Il avait le bras cassé. Je suis incapable de me souvenir de ce qui s’était passé. Il avait essayé de s’évader, peut-être bien. Ou il était devenu fou, ce qui revient au même, tu comprends ? Il était debout sur un tabouret avec une corde au cou, reliée à la charpente. Le commandant SS s’est approché pour retirer le tabouret. À ce moment, le polonais d’un pied a envoyé un grand coup dans la poitrine du SS et de l’autre a fait tomber le tabouret. On nous a forcé à rester là toute une partie de la nuit, dans le froid, pour « admirer » le pendu.
    
    Il boit maintenant directement au goulot de la bouteille interminablement. Je ne me risque pas à lui demander comment il a retrouvé la liberté et si cette liberté a un rapport avec les impacts de balles qu’il m’a montrés. Je ne veux surtout pas l’amener à s’agiter davantage, il me fait trop peur. Il reprend haleine et, la face empourprée, frappe à nouveau la besace.
    
    — Je n’y retournerai pas, conclut-il. Je prétends choisir ma mort, tu peux comprendre ça ?
    — Mais c’est fini, dis-je. Les Américains arrivent. Vous entendez, en bas ? La guerre est finie.
    — Qu’est-ce qui est fini ? Qu’est-ce qui va changer ?
    — Mais tout.
    — Rien, fils. De nouveaux motifs d’enfermement, juste différents. Freude durch Arbeit, tu connais ? Tous les mêmes, fils, n’oublie jamais ça : ils t’enfermeront parce que tu es juif ou tzigane ou alors au nom du Capitalisme triomphant… C’est juste un prétexte, ...
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