La liberté, la musique et la mer
Datte: 19/03/2020,
Catégories:
portrait,
historique,
policier,
Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe
... tantôt par les cheveux et moi, je trébuchais, je pleurais. Plus tard, nous sommes assis face à face dans un réduit crasseux, qui prend le jour à la limite du plafond par des ouvertures étroites, semblables à de longues meurtrières horizontales protégées par un verre épais. Face à la porte, un pauvre lit fait de vieilles couvertures le long duquel est empilée une considérable quantité de bouteilles.
Il prend sur le sol une bouteille et un verre, remplit le verre et le vide à trois reprises, presque sans souffler. Quand le vin atteint la caverne qu’est son gésier, ses yeux s’embrument fugacement et aussitôt après reprennent leur acuité, un intensité un peu vide et un peu fixe qui me fait peur. Je le regarde. Il peut avoir cinquante ou cinquante-cinq ans. Court et sans graisse, il a la face empourprée et le crâne brillant. Son torse bien découpé a la raideur un peu solennelle, un peu busquée en arrière des hommes qui boivent beaucoup et toujours. Retenue autour de ses épaules par une sangle, une besace encombrante lui pend sur le ventre. Il me rend mon regard, frappe la besace du plat de la main.
— Tu sais ce qu’il y a là-dedans ?
— Non, monsieur.
— De la dynamite. Tu sais ce que c’est, fils ? Dix kilos de dynamite.
Sa paume claque à nouveau bruyamment. Maintenant que je connais le contenu du bagage, je souhaite ardemment qu’il le manie avec plus de délicatesse. Il tend le bras et tire d’un recoin où je ne l’avais pas vu de prime abord un phonographe. Il tourne la ...
... manivelle et un son nasillard s’élève, la voix d’une cantatrice dont j’ignore le nom. Il extirpe un coussin derrière son dos et me le lance. Très machinalement, bien que je défaille de peur, je m’adosse au mur. Nous nous trouvons de la sorte allongés l’un en face de l’autre. L’homme a fermé les yeux, me désigne l’angle de la pièce du menton. Il y a des casiers contre le mur et dans ces casiers, des disques ont été empilés : plusieurs centaines à vue de nez.
— C’est une des choses qui m’aident à rester en vie, dit-il. Ça, et l’espoir de revoir un jour la mer. Et la liberté, bien sûr. Non : la liberté, d’abord… la musique et la mer. Oui, dans cet ordre. Quand tu as cité les trois, fils, tu as fait le tour de tout ce qu’il y a de bon, de beau dans la vie.
Avec une soudaineté qui me fait me contracter peureusement, il se lève. Mais il n’en a pas après moi : il se contente de déboutonner sa chemise jusqu’à la taille, puis tord le buste et la remonte jusqu’à la nuque pour me montrer son dos après la poitrine et le ventre. Sur la peau claire, se dessine une série de cratères peu profonds, cicatrisés en violet, trois ou quatre selon une ligne à peu près oblique en travers du torse, deux autres côte à côte derrière, un peu à gauche au-dessus des reins. Il me refait face et il boit à nouveau, avec acharnement ai-je envie de dire.
— Nous avons été dénoncés, arrêtés pour avoir distribué des tracts. Déportés. Amenés aux «douches».
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les douches ? Qu’est-ce ...