La liberté, la musique et la mer
Datte: 19/03/2020,
Catégories:
portrait,
historique,
policier,
Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe
Il est deux heures et personne n’a encore dîné. Nos drapeaux sont finis. Pa les suspend et pendant que nous mangeons, il nous dévoile des secrets : il y a un an, il a vu un aviateur américain abattu là-bas au-dessus de Paris et qui s’apprêtait à embarquer pour l’Angleterre. Ils ont même pris l’apéritif chez Henri Debruyne. D’ailleurs, d’autres aviateurs sont également passés chez Henri : au moins six depuis le début de l’année. On leur fournissait des fausses cartes d’identité et ils poursuivaient leur voyage.
Autre nouvelle : hier soir, les Allemands qui passaient ont pris deux otages pour les mettre devant leur colonne. Ils craignaient une attaque de FFI.
Vers la fin de l’après-midi, nous ressortons. Les Américains devraient arriver d’un moment à l’autre. Pa promet qu’il en invitera au moins un à venir souper chez nous. Pourvu qu’ils viennent !
Sur le quai, des cris : je devine plutôt que je ne vois à travers la foule dense, trois Américains sur une moto. Ils sont étouffés sous une avalanche de baisers, d’embrassades et de fleurs. Finalement, à force d’être poussés et repoussés, ils arrivent en haut du perron de la mairie. Là, le maire leur offre le champagne.
Paul me tire par la manche avec insistance. Je l’ignore de mon mieux. Mais Paul est têtu et je cède enfin : quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Il ne répond pas ou plutôt il répond en m’entraînant hors de la foule. Nous traversons la place. À mes questions, il oppose un laconisme mystérieux, tendu : Tu dois voir ...
... ça toi-même, Jules…
Nous arrivons à la hauteur du numéro quinze de la rue des Cors Nuds sans Teste où s’ouvre aujourd’hui une entrée de garage. Paul m’entraîne au dernier étage sur un palier mal éclairé par une ampoule constellée de chiures de mouches. Il ouvre une porte. Je grimace, agressé par une odeur que je parviens pas à identifier : un peu douceâtre, lourde, presque familière… redoutablement familière.
Paul s’est arrêté un peu pâle et me cède le passage. J’entre machinalement, m’arrête aussitôt. En face de moi, un vieil homme assis sur le tapis miteux, le dos appuyé au mur, me fixe d’un air très désapprobateur. Ses yeux à l’effrayante fixité brillent comme des billes dans la clarté venue du couloir. Il ne bouge pas. J’ai la chair de poule : combien de temps un homme peut-il demeurer sans ciller ?
Je m’approche de deux petits pas, poussé au dos par mon frère et soudain cette odeur douceâtre me saute au visage. L’odeur du sang.
Le vieil homme a été lardé de dix - quinze ?.. vingt ?.. - coups de couteau à travers sa robe de chambre à présent empesée de sang. La bouche, béante, paraît lancer un long cri silencieux, ininterrompu. Je me retourne vers Paul. Mon frère s’est appuyé au mur.
— Il me demandait souvent de lui ramener son pain, des choses comme ça. Il avait du mal à marcher. Tout à l’heure je suis monté, voir s’il avait besoin de quelque chose.
Je cherche mon souffle.
— Il faut avertir le maire… les gendarmes.
— Attends…
— Quoi, attends ?..
— ...