1. La liberté, la musique et la mer


    Datte: 19/03/2020, Catégories: portrait, historique, policier, Auteur: Jean de Sordon, Source: Revebebe

    ... C’est Le Dingue qui a fait ça.
    
    Il a baissé la voix pour prononcer ce mot : Le Dingue.
    
    Pour le coup, j’ai encore plus peur de rester dans la pièce avec ce mort, encore plus envie de le rendre aux adultes.
    
    — Attends, redit Paul avec insistance.
    — Attendre… tu es drôle, toi… attendre quoi ? Qu’il revienne ?..
    
    Le Dingue a commencé à sévir quelques semaines plus tôt. On ne sait rien de lui, sinon qu’il se limite, grosso modo, aux immeubles du bord de Loire, quai Jean-Bart. Quatre morts déjà à son actif, au couteau toujours et à cette heure personne n’a réussi à seulement entrevoir sa silhouette.
    
    Sans répondre à ma question, Paul désigne contre le mur, près de la porte, une trace jaunâtre.
    
    — C’est de la peinture.
    — Je vois bien, et après ?
    — Il en avait sur l’épaule et sortant, il s’est frotté contre le mur.
    
    Il me mime le mouvement. Je répète :
    
    — Et après ?..
    — Tu sais où il a attrapé ça ? En bas, à la cave. Ils ont repeint ce matin.
    — Bravo, Sherlock… Et tu as quoi comme projet ? Tu veux aller lui faire la bise ?
    — Jules : on a une chance de le voir avant tout le monde.
    — Tu es timbré, dis-je avec écœurement.
    
    Je connais et je déteste cette lueur dans les yeux de mon petit frère. Paul est un fou-curieux. Sans me laisser le temps d’un nouveau commentaire, il s’est déjà éclipsé et descend les marches quatre par quatre.
    
    Je le suis, pour le retenir si je peux, mais surtout pour fuir la terrifiante présence de ce mort ...
    ... hurleur-silencieux.
    
    Parvenu dans l’entrée - à droite : la clarté du jour, l’Eté de la Libération, la Vie ; à gauche : le boyau noirâtre conduisant aux caves - je m’offre une mêlée confuse, brève, mais intense, entre peur et sentiment du devoir. En me traitant d’imbécile, je descends une marche, deux marches, six marches…
    
    Le couloir fait un coude à présent. Une seule ampoule, tellement lointaine, fait semblant d’éclairer les lieux. Mes espadrilles glissent sur le sol de terre nue dont monte une odeur forte et incommodante. La Loire imprègne de sa présence puissante ce sous-sol glauque, commun à plusieurs immeubles, mal cartographié, encombré de tas de charbon, d’empilements de bois, de vieux meubles vermoulus.
    
    Soudain, j’entends crier Paul, un cri où il y a de la peur et du désespoir.
    
    La curiosité est un vilain défaut. Cette phrase idiote m’emplit l’esprit tandis que je m’élance. Je les vois enfin. L’homme tient mon frère par la taille. Paul bat des pieds, mouline des bras, se tortille. Sans avoir eu le loisir d’esquisser l’ombre d’un plan de bataille, je viens heurter le dos de l’assassin que je frappe sans d’ailleurs lui faire grand mal. Néanmoins, distrait par cet assaut inattendu, il a relâché son étreinte. Paul retrouve sa liberté et en fait bon usage. J’imiterais volontiers son exemple, mais l’inconnu me tient fermement les poignets, qu’il me tord jusqu’à la douleur.
    
    De la suite, je ne conserve pas un clair souvenir. Nous avons couru. L’inconnu me traînait tantôt par les poignets et ...
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