Fifty-Fifty - Histoires de Sexe

Fifty-Fifty

... serez pas le rédacteur en chef, celui qui fixe la ligne du journal, mais celui qui en maîtrise l’expression. Tous les papiers destinés à paraître devront vous être soumis avant le bouclage. Je vous demande d’être bien mieux qu’un simple correcteur : un catalyseur. Vous m’avez compris : à vous de réécrire une formule malheureuse, un paragraphe bancal, un titre sans relief…
— C’est délicat…
— Bien sûr, et vous serez suffisamment diplomate pour ne pas froisser la susceptibilité des auteurs. De toute façon, je ne leur laisserai pas le choix. Sans doute jalouseront-ils la confiance que je place en vous. Mais elle les rendra prudents. Et votre capacité à améliorer leurs articles finira par les rassurer. Bien entendu, l’importance de cette charge sera reflétée dans votre rémunération, jeune homme.Vous allez tripler votre salaire*. Si vous acceptez, bien sûr. Rien ne vous y oblige…

Par décence, Jérôme laissa s’écouler quelques secondes avant de réagir.

— Oui, bien sûr. J’accepte, et avec gratitude.
— À la bonne heure. À part cela, tout va bien ? Vous vous plaisez, dans cette équipe ? Comment va Mademoiselle Salacrou ?
— Très bien, je suppose. Je ne connais Marie qu’assez peu, à vrai dire.
— Et c’est bien étonnant. J’ai remarqué qu’elle ne vous laissait pas indifférent. À juste titre : vous avez décidément du goût. Mais aussi bien peu de perspicacité, quand il s’agit des femmes. Les regards qu’elle vous destine semblent vous avoir échappé.
— Si vous le dites…
— Mais je ...

... cesse de vous importuner. Félicitations pour cette promotion. Je vous aurais bien proposé de la célébrer au champagne, mais il y a de plus joyeuses compagnies pour le faire que celle d’un octogénaire. Filez donc, rentrez chez vous, Jérôme.

«Rentrez chez vous, Jérôme ». Le Commandeur l’avait appelé par son prénom, et ce n’était pas de la familiarité, mais une trace d’affection rarissime. Jérôme avait 25 ans, du talent, et à présent un salaire inespéré, assorti d’une responsabilité presque indécente au regard de sa maigre expérience.

Le printemps avait fait surgir les premiers bourgeons sur les arbres du boulevard, et cette brusque poussée de sève était aussi la sienne : euphorique, il traversa la chaussée encombrée de voitures circulant au ralenti, convaincu que le concert des klaxons n’était qu’une ovation qui lui était destinée. Cette nouvelle, il voulut aussitôt la partager.

C’était l’heureux temps où le balbutiant téléphone portable n’était encore qu’une curiosité réservée aux plus fortunés et aux plus frimeurs. Appeler celle ou celui qui vous faisait de l’effet ne se résumait pas alors à ce réflexe banal débouchant sur une conversation qui l’est tout autant. Cet appel serait un risque, savamment pesé à la mesure de l’enjeu ; on le retarderait le cœur battant, comme un comédien saisi par le trac au moment d’entrer en scène. Ce serait probablement aussi une aventure contrariée : on n’aurait pas le jeton, la cabine serait en panne, et quand on tomberait enfin sur un ...