Aïcha, ou les exils
Datte: 30/06/2019,
Catégories:
fh,
ff,
hotel,
anniversai,
amour,
confession,
historique,
Auteur: Asymptote, Source: Revebebe
... Heureusement que Kadour est né en France et que sa famille ne comporte aucun harki. Nous rejoindrons le cimetière des éléphants qui n’est pas une terre où l’on est chez soi et que l’on s’approprie, mais celle qui s’arrogera nos dépouilles lors du dernier exil. Nul ne nous y retournera et nous connaîtrons peut-être cette impression étrange d’occuper enfin un lieu dont l’on ne nous chassera pas.
Nos désirs sont tout simples : retrouver les effluves du pays, l’accablant soleil brûlant sur nos peaux flétries, les lumières du couchant filtrant au travers le large éventail des palmiers, bref la palette complète des sensations d’antan. Nous achèterons une petite propriété, nul besoin qu’elle soit importante, pourvu qu’elle comporte une terrasse et qu’on y puisse correctement accueillir Bertrand, Claire et leurs familles.
o-o-O-o-o
Il est onze heures à Marseille quand nous embarquons sur le ferry. Demain, vers neuf heures, nous apercevrons la ville blanche cascadant sur l’escalier du ciel. De temps à autre, je scruterai le levant afin de voir l’astre grandir. Le flux méditerranéen m’a enlevée, que son reflux me rejette donc à présent sur cette côte, en ce pays fui naguère dans la terreur. J’étais partie par la mer, je veux que notre retour se fasse par la mer, récusant les vaines précipitations du transport aérien.
À soixante-quatre ans, je n’ai plus la vie devant moi, raison de plus pour en savourer chaque instant et je souhaite, en cette traversée, déguster jusqu’au ...
... plus profond de mon cœur et de mes entrailles mes joies, mes douleurs et mes nostalgies. La nuit sera longue ; je ne gagnerai ma cabine qu’après avoir déroulé mes songes. Accoudée au bastingage, je convoquerai monsieur Ferrad ému de mes larmes et ma gentille Fara épanchant les siennes, je nous reverrai Elzbieta et moi dévalant les boulevards de Montpellier, les minijupes déployées comme des étendards, j’entendrai Claire nous annonçant Aïcha, je repenserai à tous ces gamins auxquels j’ai tenté d’inculquer de vagues notions de français ; c’était il y a si longtemps… C’était hier.
Nous passerons quelques jours à Alger puis rejoindrons Constantine où nous monterons sur une terrasse. Je sens déjà les bras de Kadour m’étreindre et sais que je serai à lui plus encore qu’il y a quarante-cinq ans. Je rechercherai Aïcha. Son souvenir halluciné fut le phare de ma vie et je redoute de ne pas même en retrouver la tombe.
Je ne regrette rien, ne nourris aucun remords, me sens pleine de douce mélancolie et reprendrai volontiers le mot d’un pied-noir célèbre : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
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(1) Aïcha est le nom du guépard de l’émir Ben Kalish Ezab dans « Coke en stock » de Hergé.Retour
(2) L’origine du mot « pied-noir » est incertaine. Plusieurs sources peuvent être évoquées :
(3) La Comédie, l’Esplanade et le Peyrou sont des places ou des jardins de Montpellier.Retour
(4) Lefamadihana, ou ...