Aïcha, ou les exils
Datte: 30/06/2019,
Catégories:
fh,
ff,
hotel,
anniversai,
amour,
confession,
historique,
Auteur: Asymptote, Source: Revebebe
Quelle toquade gouverna l’esprit de mes parents quand ils me prénommèrent Aïcha ? Aïcha Muller, peut-on concevoir plus dissonant et que de tourments cela me valut-il ultérieurement ! Dès ma prime jeunesse, je les ai maintes fois entendus se repentir de cette fantaisie. Née le 14 juillet 1941, ils auraient pu m’affubler de Fêtnat toutefois c’était là dénomination plutôt masculine. Ce fut vraisemblablement leur seule concession à l’algérianisation et il fallut que j’en sois la victime. Plus tard, en France, alors que je m’appelais Aïcha Ferrad, je dus sans cesse expliquer que non, j’étais Française et non Arabe, pas seulement en vertu de ma carte d’identité, mais d’origine. La dénégation que supposaient ces éclaircissements semblait me poser en renégate et m’empourprait de honte ce qui permettait à mes interlocuteurs de conclure que je mentais. Eh bien, en dépit des tracasseries qu’il me causa, j’ai toujours adoré mon prénom, qu’Hergé consacra en en baptisant un guépard.(1)
Quatre ans à peine après ma naissance, les massacres de Sétif allumaient la poudrière et je n’ai pas connu l’Algérie dite heureuse. Je me demande même s’il ne s’agissait pas là que d’une chimère de colons, se remémorant un pays maté où ils régnaient, souvent très paternellement, il faut l’admettre, sur un peuple d’esclaves. Mes plus vieux souvenirs me rappellent deux sociétés étanches l’une à l’autre, où la mienne, celle des Blancs, admettait pleine d’indulgente condescendance des rapports ténus et ...
... superficiels avec celle des musulmans. Je vécus dès lors Aïcha comme un véritable trait d’union entre ces communautés qui s’ignoraient et commençaient à se détester sans trop me rendre compte que cette attitude, au lieu de m’enraciner dans les deux, m’en excluait également.
Adolescente, je m’attachai très fort à une jeune Kabyle de mon âge. Nous fûmes bientôt liées par une de ces amitiés qui pose l’autre en pivot du monde autour duquel tout doit graviter y compris, et prioritairement, votre propre vie. La belle portait mon prénom à moins qu’il ne faille dire, ce serait plus juste, que c’était moi qui usurpais le sien. De surcroît nous nous ressemblions beaucoup et il était fréquent que, dans la pénombre ou de loin, on nous confonde. Cependant son inégalable grâce me persuadait qu’elle conférait à mes traits leur perfection. J’admirais particulièrement ses mains longues et déliées qu’elle ornait fréquemment de motifs légers tatoués au henné, ses yeux surlignés de khôl qui semblaient plus grands et plus enfoncés que les miens, mais surtout sa peau mate et veloutée, divinement mordorée. Ainsi que de nombreuses Kabyles, elle aurait pu aisément se faire passer pour européenne néanmoins, elle préférait faire éclater sa différence avec panache. J’appréciais tout spécialement ses tenues de fête, chatoyantes d’une féerie de couleurs qui dénonçait la triste monochromie des nôtres.
Nous devions avoir seize ans quand, un jeudi, toute sa famille se rendit à Constantine, nous abandonnant ...