1. Aïcha, ou les exils


    Datte: 30/06/2019, Catégories: fh, ff, hotel, anniversai, amour, confession, historique, Auteur: Asymptote, Source: Revebebe

    ... nos consciences, nous fîmes l’amour du regard.
    
    Toute ma vie, je devais me souvenir avec bonheur de cette première embrassade qui serra une fille sur mon cœur. J’ai parfois, ultérieurement, regretté mes effarouchements. Aïcha se serait sans doute prêtée à des câlineries plus affirmées, peut-être que ce manque d’audace l’a déçue. Mais plus affirmées que quoi ? Mon bouleversement n’aurait pas été plus complet alors si quelque amoureux m’avait déflorée, la candeur et la simplicité en moins. À partir de ce moment, notre relation se transforma. Jamais, nous n’évoquâmes cet émouvant épisode, mais souvent le revécûmes, au fond de nos prunelles éblouies.
    
    Moult fois j’avais déjeuné chez elle, toutefois, malgré ma pesante insistance auprès de mes parents, ils refusèrent obstinément qu’elle s’asseye à notre table et y prenne un repas en notre compagnie, bien qu’elle eût totale liberté de parcourir le domaine à sa guise.
    
    Ledomaine, voilà le grand mot lâché et le ressassait-on dans la famille ! J’ai même l’impression que là-bas on ne parlait que de ça, qu’il ponctuait les discours et structurait notre vision du monde. Il représentait un paradis d’autant mieux établi que ses limites bornaient l’enfer. C’était une énorme bâtisse à l’ocre pâle, dépourvue d’élégance, couverte de tuiles orangées, perdue dans les ondoiements émeraude des champs de blé dur, encadrée par l’éclat argenté d’un boqueteau d’oliviers, agrémentée par les houppes majestueuses de palmiers dattiers et que ...
    ... désignaient de très loin l’élan sombre de trois cyprès démesurés, immenses cils noirs découpés sur l’azur. Bref, une délicieuse carte postale, surtout lorsqu’en avril, des coulées de coquelicots rehaussaient le vert encore tendre des cultures.
    
    Ledomaine, à les entendre, on aurait pu croire qu’ils en avaient chié la terre ! Ce fut certainement le cas en d’autres régions où les colons avaient asséché les marais, ce qui n’était pas le cas ici, dans le Constantinois. Comment cette glèbe échut-elle à mes arrière-arrière-grands-parents qui, fuyant l’occupation allemande de l’Alsace, vinrent vers 1870, coloniser celle-ci ? Je l’ignore, mais ce dut être don du ciel pour qu’ainsi, si longtemps après, il leur emplisse toujours la bouche. Par la suite mon grand-père développa et étendit la ferme afin d’en constituer ledomaine. Bien que d’une certaine importance, il n’était pas énorme, néanmoins rares étaient les colons disposant d’autant de terres. Peu de personnes y vivaient en permanence, par contre de nombreux journaliers locaux y travaillaient secondés par des saisonniers au moment des récoltes. Pendant plusieurs semaines, il se transformait alors en véritable ruche, bruissait d’une activité incessante qui se prolongeait par ripailles jusqu’au cœur de la nuit.
    
    Tout un peuple d’ouvriers agricoles s’exténuait laborieusement durant de longues journées et beaucoup, à leur issue, rejoignaient leur douar pour entretenir leur propre lopin et s’occuper de quelques chèvres faméliques. Ils n’en ...
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