1. Fin du monde sur canapé


    Datte: 03/06/2020, Catégories: sf, Auteur: Hidden Side, Source: Revebebe

    Torse nu et écarlate, Alain pédale sur une route de montagne qui s’étire vers un col lointain, perdu dans l’ouate grise d’une nuée orageuse. D’une main tremblante, il chasse la sueur qui ruisselle sur son front, puis, s’agrippant au guidon avec force, il redouble d’efforts. Le bitume défile plus rapidement sous la chaleur écrasante. Chaque inspiration gonfle ses poumons d’une touffeur moite et nauséabonde. Puis le décor se modifie. La côte abrupte se fond en un chemin ombragé traversant une futaie de chênes. Des chants d’oiseaux mêlés au murmure d’une source remplacent le bruissement du vent dans la rocaille.
    
    Le pédalier de la bicyclette stationnaire se fait plus souple, indiquant une phase de récupération. Alain ne ralentit pas l’allure pour autant. Un message s’affiche alors face à lui, sur la dalle de plasma, lui signalant qu’il pédale trop vite. Au bout d’une minute, le texte clignotant finit par disparaître. Le regard d’Alain ne dévie pas d’un pouce de la simulation hyperréaliste qui danse à moins d’un mètre devant ses yeux. Il pédale ainsi plusieurs heures par jour, dans une sorte de transe.
    
    Au cours des mois, Alain a découvert que le défilement hypnotique des images sur l’écran mural, associé à un effort physique prolongé, suscite en lui des phénomènes étranges. De puissantes hallucinations, lui donnant l’impression de « traverser » littéralement cette fenêtre de pixels colorés. Les premiers signes de la folie ? Pas impossible. En tout cas, le phénomène possède ...
    ... un énorme pouvoir de suggestion. Un peu comme les stéréogrammes, ces illusions d’optique où un regard attentif suffit à transformer d’improbables nuages de points multicolores en objets tridimensionnels. Dans son cas, l’hallucination est absolue, elle impacte tous ses sens.
    
    Cela débute en général par des troubles de la vision périphérique, quand il est à la limite de l’épuisement. Le cadre entourant l’écran du simulateur se met à onduler, puis se dissout dans l’air ambiant. À cet instant, une sorte d’effet tunnel fait disparaître les murs de l’abri et le projette dans un monde hyperréaliste, un « avant » à jamais révolu. Quand il entre dans cet état hypnotique, son sarcophage de béton et d’acier cesse tout simplement d’exister : il n’est plus dans l’abri mais à l’extérieur, pédalant dans la quiétude d’un printemps éternel. La pulsation sourde du groupe électrogène fait place au chuintement de la chaîne de vélo, au crissement des pneus sur la route.
    
    Sur son visage, il sent le vent de la course, la caresse du soleil, tandis que le ciel, d’un bleu intense, s’étend au-dessus de lui à l’infini. Il peut même humer l’odeur des fleurs, de l’herbe fraîchement coupée. Il longe des champs où le vert tendre des blés alterne avec l’ocre des tournesols et le fauve des colzas. Aux alentours de fermes endormies, Alain croise parfois des agriculteurs ou bien des animaux. Dans les villages qu’il traverse, on le salue d’un signe de la main, d’une parole bienveillante. Son voyage onirique ...
«1234...16»