Tango des ombres du désir - Histoires de Sexe

Tango des ombres du désir

... enfant. J’ai appris tout seul à jouer de cet instrument, surtout les tangos de Carlos Gardel, des airs sur lesquels j’avais vu danser mes parents. Depuis, je ne m’en suis jamais séparé, même à la guerre. Surtout à la guerre. Pendant des années, il a fait, en quelque sorte, partie de moi-même.

Quelqu’un s’est installé à ma table, un garçon avec des cheveux courts et frisés, pas très grand, mais assez trapu.

— Je peux m’asseoir là ?

Il avait un accent italien assez marqué, et s’est installé sur la dernière chaise disponible.

— Pas de problème.

Il m’a regardé lire mon journal en sirotant la bière qu’il était allé se chercher au bar.

— C’est un logement que tu cherches ?
— Effectivement. Si possible pas loin de la fac de lettres, et surtout pas trop cher parce que j’ai un budget assez serré.
— Si tu veux, j’ai quelque chose à te proposer : c’est là où j’habite actuellement. On est douze étudiants en colocation dans une grande maison, et il reste une place. En partageant le loyer, on arrive à un prix assez raisonnable. Mais attention : on vit en communauté, ce n’est pas chacun pour soi.
— Après avoir passé cinq ans sous l’uniforme, je crois pouvoir dire que je devrais m’adapter à ce genre de discipline…
— Ah oui, marin, artilleur, pilote ?
— Non, légionnaire. Fantassin. Je suis sorti avec le grade de caporal-chef.
— Eh ben, on aura tout vu dans cette maison.

Il m’a serré chaleureusement la main.

— Rafael, étudiant aux Beaux-Arts. Je viens de ...

... Milan où lesbaristas servent du café qui ressemble à autre chose que l’eau de lessive que tu as dans ta tasse. Si un jour tu viens en Italie, je te ferai goûter.
— Jean, futur étudiant en lettres classiques.

Il a regardé autour de lui.

— Hé, t’as vu la fille qui s’approche du bar ? Mignonne, non ? Elle a un regard à tomber par terre. Et ses longs cheveux noirs !Porco diavolo ! Si elle pouvait vouloir de nous !
— Tu veux que l’invite à prendre un verre avec nous ?
— À mon avis, si tu ne la connais pas, elle ne se laissera pas séduire si facilement.
— Pourquoi tu fais ces yeux ronds ? Elle ne va pas nous bouffer, quand même ? On dirait que tu as peur qu’elle te coupe tes bijoux de famille !
— Attends, avant qu’elle s’en aille, tu veux bien me passer ton journal ? Maintenant que tu as trouvé ce que tu cherchais, tu n’en a plus besoin.

Il a tiré un crayon noir de sa poche qu’il a d’abord soigneusement affûté avec son canif, et par-dessus le texte des petites annonces, il a dessiné la belle inconnue, en pied, un peu moins vêtue que dans la réalité. Le résultat était superbe et dénotait un réel talent pour esquisser le corps des femmes. La courbe des fesses et des cuisses ne faisait qu’un seul long trait de chaque côté ; celle des seins était parfaite. Et pourtant, l’artiste se dépêchait, pour qu’elle ne remarque pas l’attention dont elle était l’objet. Magnifique, à ceci près que le visage restait dissimulé dans l’ombre, hors de portée du regard du talentueux ...