1. 1902 - Eugénie à Paris (1)


    Datte: 14/04/2019, Catégories: Lesbienne Auteur: Orchidée, Source: Xstory

    ... sa faim dans un monde sans pitié. Le pouvoir changeait de main au gré des gouvernements, les inégalités persistaient.
    
    — Je comprends sa décision pour une fois. Ne pleure pas, mon enfant, ton malheur est celui de beaucoup. Viens, mes filles prendront soin de toi le temps que je règle quelques affaires urgentes.
    
    Elles étaient six à jacasser autour de la grande table de chêne au centre de la cuisine embrumée par les effluves entêtants de chicorée et de chocolat au lait. Leur univers clos n’avait visiblement rien d’une maison de correction, ni du purgatoire dont les bigotes se faisaient l’écho à la sortie de la messe dominicale. Elles au moins avaient la chance de ne pas officier dans une maison d’abattage où les clients douteux se succédaient. Ginette interrompit le chahut ambiant avec difficulté.
    
    — Mesdemoiselles, finit-elle par s’imposer avec sa jovialité habituelle, voici Eugénie. Soyez aimables de ne pas la brusquer, cette jeune fille n’est pas ici de sa propre volonté. Vous me comprenez ?
    
    Le silence se fit complice de la pensée collective ; une enquête officielle aurait attiré un commissaire de la préfecture de police à l’affût d’un prétexte pour s’encanailler sans bourse délier, pas de vulgaires cognes. La maison de Ginette comptait parmi les mieux cotées de Paris, les officiers d’état-major y croisaient des politiciens de tous partis. Il se disait même que certains membres du haut-clergé venaient y sauver des âmes perdues, mais aucune en ce lieu n’aurait ...
    ... trahi le secret de la confession.
    
    — Allons, mesdemoiselles, soupira Ginette avant de quitter la cuisine, présentez-vous sans chichis.
    
    — Julie la boulotte, s.
    
    — Et toi, demanda Renée en prenant la main de la jeune fille dans la sienne, tu n’as rien d’une gourgandine ramassée dans la rue.
    
    Eugénie raconta de nouveau son histoire, moins intimidée par ces femmes dont les poètes et les soldats parlaient avec un même enthousiasme, généreux ou grivois selon les circonstances. Aucune larme n’altéra le profond regard bleu.
    
    — Je devrais sans doute remercier les policiers. Sans eux, j’aurais perdu ma virginité dans une chambre crasseuse contre une miche de pain.
    
    Une rumeur extasiée intimida la jeune fille ; cette dernière se ressaisit vite cependant des marques d’affection des pensionnaires. Chacune effleura une joue chaude ou caressa un bras tendre dans l’espoir de retrouver au contact de la jolie rosière un peu de son innocence perdue.
    
    — Tu as quel âge ? demanda Solange intriguée.
    
    — J’ai eu 18 ans le mois dernier.
    
    — Viens avec moi, réagit Paulette au bout d’une heure de discussion, tu as sans doute besoin de te laver.
    
    Elles montèrent le large escalier de bois recouvert d’un tapis mauve usé par les pas pressés jusqu’à un long couloir baigné d’une lumière naturelle tamisée par la petitesse de la lucarne. Des portes, chacune peinte d’une couleur distinctive, dissimulaient les chambres. La maison, fut-elle close, n’avait rien d’inhabituel dans sa conception ; les ...
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