1. 1902 - Eugénie à Paris (1)


    Datte: 14/04/2019, Catégories: Lesbienne Auteur: Orchidée, Source: Xstory

    Ginette guetta le départ des policiers avec une certaine impatience ; ces deux-là ne se pressaient guère de lever le camp, trop occupés à écouter les voix dans la pièce voisine. Sans doute espéraient-ils apercevoir un instant les pensionnaires de la maison ; le salaire alloué par la préfecture de police ne permettait pas aux agents de rêver à mieux en cette année 1902. Maigre consolation, le gouvernement d’Émile Combes venait de faire voter la réduction du temps de travail de douze à dix heures.
    
    — Allons-y, gronda le chef de patrouille déçu.
    
    — Comment t’appelles-tu ? demanda Ginette, la porte à peine refermée.
    
    — Eugénie, susurra cette dernière impressionnée par la gentillesse de la femme d’une quarantaine d’années au regard rieur.
    
    Ginette semblait être née de bonne humeur, et condamnée à vivre son existence parée de cet état d’esprit. Attendrie par l’intérêt de la jeune fille pour son petit-déjeuner, elle alluma une cigarette américaine extirpée d’un coffret en acajou ; certaines attitudes ne trompaient guère.
    
    — Installe-toi confortablement, tu as faim ?
    
    — Un peu, Madame.
    
    — Allons, je ne suis pas une geôlière, libre à toi de t’en aller. Mais prends garde, les cognes seront moins tendres la prochaine fois. Tu dois savoir manger et parler en même temps, raconte-moi ton histoire.
    
    Eugénie, la bouche barbouillée de confiture de myrtilles, narra une enfance tranquille au sein d’une famille employée dans un domaine consacré à l’élevage des chevaux près de ...
    ... Rouen, le bonheur des balades dans la campagne environnante, la bonté de Madame qui lui avait donné de l’instruction, les soirées dans la salle à manger où les portraits des étalons célèbres de l’écurie trônaient sur le buffet. Le décès de son père cinq ans plus tôt marqua la fin heureuse du récit.
    
    — Maman a de nouveau convolé cet hiver, soupira la jeune fille dont le regard embué laissa échapper une larme. Je ne saurai lui en vouloir, malheureusement, mon beau-père s’est mis en tête de me marier. De maigres économies m’ont permis d’acheter un billet de train. J’ai pensé qu’à Paris il serait aisé de trouver un travail, je vagabonde dans les rues depuis trois jours.
    
    — Et les gendarmes ont choisi de te ramener chez moi, plaisanta Ginette sans avoir le cœur à rire vraiment. Pourquoi ont-ils présumé que je pourrais te venir en aide, je n’ai pas de chevaux à soigner.
    
    Eugénie lissa d’un doigt nerveux ses longs cheveux châtains clairs ondulés, dévoilant une ride d’expression sur le front haut. Les sourcils fournis froncèrent. Les grands yeux bleus s’embuèrent, les pommettes halées de fille de la campagne perdirent leur couleur, une larme amère glissa le long du nez mutin jusqu’à la commissure des lèvres ourlées de la petite bouche.
    
    — Ils m’ont arrêtée hier soir sur le quai de Seine alors que je... Le juge a décidé ce matin que ma place n’était pas en prison.
    
    Ginette retrouva son sérieux ; se vendre représentait parfois pour une pauvre fille le dernier espoir de manger à ...
«1234...9»