1. Va te faire foutre, Gerry !


    Datte: 17/06/2020, Catégories: nonéro, confession, portrait, historique, historiqu, Auteur: Brodsky, Source: Revebebe

    La nuit dernière, je repensais à ma rencontre avec Gerry sur un stand, à la fête de l’Huma. Il avait été invité suite à la parution de son dernier bouquin, et le secrétaire de ma section m’avait présenté à lui comme un de ses plus fervents admirateurs. À cette époque, je n’avais aucunement l’intention d’écrire autre chose que des discours. J’étais candidat à la députation et je voulais, je croyais, participer à cette formidable révolution qui allait changer le monde une bonne fois pour toutes, en abolissant la misère et l’injustice. On a les futilités qu’on peut…
    
    Je lui serrai la main et tentai de lui baragouiner quelque chose de sympa en anglais, mais je vis à ses yeux écarquillés qu’il n’avait rien compris. Je piquai un fard, empli de honte, et lui tendis le bouquin que je venais d’acheter sur un des stands,Notre jour viendra. Un bouquin qui racontait sa vie, son internement à Long Kesh en compagnie du poète Bobby Sand, sa lutte désespéré pour une Irlande libre… Il ne le vit pas. Il s’était retourné pour choper une Guinness au comptoir, et me la tendit en articulant « Tiens, mon gars… À ta santé ! » avec un accent rocailleux.
    
    — À l’Irlande !
    — À l’Irlande du Nord, petit.
    — À l’IRA !
    
    Il eut un sourire bizarre, et son regard se perdit au loin.
    
    D’autres militants nous entouraient. Tous avaient une bière à la main… Certains étaient déjà passablement éméchés. Et Gerry faisait le show, parlait de politique, dans un discours dont je ne saisissais pas toujours ni ...
    ... les mots, ni le sens. Il était vraiment fascinant… Grande gueule, volontiers grossier, décontracté au possible, à des lieues des responsables politiques que j’avais l’habitude de côtoyer au sein de la Fédération. Je ne pus m’empêcher de me souvenir d’une anecdote que j’avais lue à son sujet. Un journaliste anglais était venu un jour l’interviewer, et avait commencé à régler ses caméras. Au moment de tourner, il s’était confié à son assistant :
    
    — Ce mec est un fils de pute ; il représente tout ce que je déteste. Mais putain, qu’il est sympathique !
    
    Et c’est vrai qu’il était sympa, Gerry… Il avait quelque chose de particulier, d’étrange, un charme indéfinissable qui faisait qu’on avait l’impression de l’avoir toujours connu, et qu’on avait immédiatement envie d’être son pote.
    
    Il émanait également de lui une sorte de force tranquille, une assurance incroyable qui pouvait faire croire qu’il était invincible. Et dans mon âme de jeune homme à peine sorti de l’enfance, l’idée d’avoir en face de moi un héros, un type qui avait frôlé la mort à plusieurs reprises, qui avait été emprisonné… et prendre une bière avec lui, de parler avec lui, de rire avec lui, ça me faisait planer.
    
    Je pensais à Collins, à de Valera, aux insurgés de Pâques… et j’aurais tout donné à ce moment pour être, comme lui, un de leurs héritiers, un ces « putains d’Irlandais » à la tête de lard et au cuir épais.
    
    Un peu saoul sans doute à cause de la bière, de mes pensées et du bruit du stand, j’eus la ...
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