1. Dulies et cavatines


    Datte: 23/12/2019, Catégories: poésie, conte, Auteur: Igitur, Source: Revebebe

    Ils veulent des histoires ; de belles histoires de rois, de princesses, de bergères ou de charpentiers ; de grandes histoires énigmatiques d’assassins et de policiers, de séraphins et d’ogres ; de longues et douces histoires d’amours et de meurtres ; de beaux drames et de suaves romances ; de troubles histoires en clair-obscur de trahison et de passion ; de flamboyantes histoires en Technicolor de désirs nus, de plaisirs crus. Ils veulent des mains dominatrices sur de fières mamelles. Ils veulent des vits dressés vers des lèvres mafflues. Ils veulent le long coït chorégraphié de leurs chimères.
    
    Dulies et cavatines…
    
    Il faut leur raconter en mots de tous les jours le quotidien vécu par d’autres qui leur ressemblent et leurs traverses aventureuses, leurs rencontres, leurs déchirures, avec détails anatomiques et sulfureux, sur l’air de « C’est l’histoire d’un mec… »
    
    C’est l’histoire d’une histoire que personne n’avait jamais vécue. Une histoire toute neuve qui n’avait jamais servi à personne et que personne ne racontait. Elle le savait pourtant, l’histoire, qu’elle pourrait faire un beau récit ; un conte que l’on se transmettrait, en murmurant, le soir devant l’âtre. Une histoire que les jeunes filles se susurreraient en rosissant. Une histoire que les fiers-à-bras bonniraient en riant aux éclats. Peut-être même une histoire que certains solitaires se remémoreraient le soir sous leurs draps en se caressant et en imaginant d’autres mains sur leur corps.
    
    Si seulement ...
    ... quelqu’un voulait bien la vivre et la raconter séance tenante tout simplement, sans l’enjoliver, ni la déformer en lui ajoutant des détails irréalistes. Elle n’en demandait pas plus. Mais personne ne l’écoutait et l’histoire que personne n’avait jamais vécue errait solitaire dans les rues de la grande ville. Elle s’approchait des garçons. Elle s’approchait des filles. Mais tous se détournaient. Ils ne voulaient pas la voir, ils ne voulaient pas l’entendre, ils ne voulaient pas la vivre.
    
    Elle n’avait pas assez d’amour disaient les uns, les grands sentiments, le désir, le plaisir. Elle n’offrait pas assez de sensations fortes, disaient les autres, le danger, le courage, la gloire. Il n’y avait pas, parmi ses héros, de suffisamment solides gaillards. Il n’y avait pas assez de méchants pour mettre en valeur ses héros ; pas assez de jolis garçons ; pas assez d’accortes demoiselles ; pas assez d’érotisme ; pas de détails croustillants ; pas un fifrelin de pornographie. Il n’y était même pas question d’argent.
    
    Bref, tous la prenaient pour une histoire de rien du tout, un aléa, une vicissitude, un gravillon dans l’allée de graviers, une goutte d’eau sale dans la mare de boue. Et tous l’ignoraient, avec dédain. Et personne ne voulait la vivre, ni la conter. Et elle restait seule, hiver comme été.
    
    L’histoire que personne n’avait jamais vécue, parfois, déambulait dans les rayons des librairies à la mode. Elle lisait sur les couvertures des livres les prières d’insérer. Elle ...
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