Comme des diamants échoués
Datte: 12/07/2019,
Catégories:
caférestau,
nonéro,
Auteur: Lilas, Source: Revebebe
Les verres tintaient contre les tables. De la torpeur chargée dans tous mes gestes, je comblais le vide de ma vie avec un énième verre de martini… Je ne savais pas exactement à combien j’en étais. Mais peu importait. Je connaissais bien Malko, le patron ; sans doute les comptait-il pour moi.
Je voyais trouble. La bouche pâteuse, je jetai un vague coup d’œil autour de moi. À quelques mètres de moi, un homme mûr, l’allure défraîchie, était affalé sur une table. Il murmurait mollement quelques paroles confuses à une jeune fille, assise en face de lui.
Je me demandai si elle le connaissait. Elle le considérait avec un sourire de commisération — il lui racontait, sans trop y croire je pense, les exploits imaginaires qu’il avait accomplis dans sa jeunesse, et que son ivresse noyait à la fois de réalité et de provocation. Sa voix basse, très assourdie, me berçait. Je cessai bientôt d’écouter, lassée par le ton monocorde de ses mensonges d’ivrogne.
Une grimace, assez cynique je suppose, tordit alors mon visage. J’étais ivre, moi aussi, je le savais ; et pourtant je me souvenais encore — peut-être même avec de plus en plus de précision — de la petite fille pâle et chétive, qui jouait à l’écart des autres enfants… sa figure crispée, mélancolique, qui observait de ses yeux tristes ceux qui ne voulaient pas d’elle…
Avec un rire de dérision, je trinquai avec elle, fantôme tenace qui détourna la tête sous mon regard impénétrable.
Mon verre était vide. Je fis un signe ...
... univoque à Malko, qui vint me resservir ; non sans un regard réprobateur, que j’évitai, les yeux posés sur le bois poli du comptoir. Un sourire amer aux lèvres, j’avais conscience d’effacer mes souvenirs et ma désillusion au fond d’un verre d’oubli.
Ou de tenter d’effacer.
Je regardais.
La pluie fine, diagonale, tombait avec un léger murmure sur la bande noire des trottoirs, et lavait la poussière sombre de la route. Les arbres gouttaient, les toits aussi ; myriades d’étoiles déchues, de leurs feuilles, de leurs tuiles, comme si c’était l’univers qui pleurait.
J’étais assise à l’abri, sur le banc de l’arrêt de bus.
Mon attention un moment distraite par les flaques d’eau qui grandissaient à mes pieds, je replongeai bientôt dans une paresseuse rêverie. Mes pensées vagues, un peu à la dérive, semblaient accordées à la direction de mon regard, et sinuaient entre les gens, formes fugitives, rares, et l’ombre des immeubles, plaqués comme des autocollants contre le mauve du ciel. J’avais un peu froid.
Je regardais.
Je regardais les voitures qui filaient comme des flèches, nerveuses et recouvertes d’un fin voile de pluie ; leurs pneus traçaient des sillons flous sur la route humide, en balafraient sans un égard la surface miroitante ; et leurs feux brûlaient, éphémères rais de lumière, la froideur de l’asphalte. Ce n’était qu’après que je captais du coin de l’œil la silhouette des conducteurs, visages indiscernables, masques sans traits, qui disparaissaient de ma vue ...