1. Amer et sucré, ou les yeux d'amour


    Datte: 13/05/2018, Catégories: ff, cérébral, lettre, Auteur: Laure Topigne, Source: Revebebe

    Émeline et moi avions été collégiennes, lycéennes puis étudiantes ensemble. Depuis, la vie nous a géographiquement éloignées. Nous échangeons néanmoins régulièrement des nouvelles qui ne sont parfois que de simples anecdotes mais peuvent aussi aborder des sujets graves ou des événements sérieux de notre existence. Ferventes toutes deux de beaux mots et de plaisirs littéraires, nous préférons correspondre plutôt que de nous téléphoner, ce qui assure à nos confidences la pérennité de l’écrit, moins superficiel, plus élaboré et réfléchi qu’un futile babillage.
    
    Ce matin, je reconnais immédiatement sa calligraphie maniérée sur l’enveloppe remise par le facteur. Je me presse de l’ouvrir et de lire.
    
    —ooOoo—
    
    Chère amie,
    
    C’était à ton tour de m’écrire ; pourtant, une aventure singulière me pousse à rompre la régularité de ce rituel, ainsi que nous le faisons d’ailleurs assez fréquemment. Tu vas rire et te moquer car cette dite « aventure singulière » se réduit à une « Histoire sans paroles », ou presque, qui n’est toutefois nullement burlesque, ne raconte rien, et tu vas penser que « je me suis monté le bourrichon » avec des songes. Toi seule es cependant susceptible de l’entendre sans trop te gausser et de me donner ton sentiment à son sujet.
    
    Voilà donc ma pseudo histoire :
    
    Voilà mon récit, et je sais que tu penseras qu’il n’y a pas là ...
    ... de quoi faire toute une histoire. Rien ne t’empêchera de la résumer en une phrase lapidaire : « Tu rencontres une belle désespérée, la ramènes chez toi et la consoles à coup de Chartreuse puis, un peu pompette, vous vous regardez dans le blanc des yeux en refoulant vos fantasmes. »
    
    Et pourtant, j’ai le sentiment d’avoir vécu un incident hors du commun. Une parole inconsidérée, un geste déplacé auraient tout irrémédiablement ruiné. Que pouvions-nous ajouter ? L’étreinte des corps, avoue-le, eut été bien triviale.
    
    Je t’embrasse en t’invitant à jouer lesMaja vestida* dès le prélude de notre prochaine rencontre.
    
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    (*) LaMaja desnuda [la « Maja (belle) nue », peinte avant 1800] et laMaja vestida [la « Maja (belle) habillée », peinte entre 1800 et 1803] sont deux célèbres toiles de Goya.
    
    Nous informons le public de Rêvebébé – qui devrait apprécier de telles anecdotes – qu’on raconte que la duchesse d’Albe (présumé modèle des deux toiles) rendit vers 1795 un jour visite à Goya dans son atelier et lui demanda de la maquiller. Par la suite, Goya confia à un ami que ce fut un plaisir plus grand que de peindre une toile. Certains critiques font aussi remarquer que la façon dont le costume blanc entoure le personnage de laMaja vestida, en particulier son sexe et ses seins, fait qu’elle a l’air plus nue que laMaja desnuda. 
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